Après la crise des gilets jaunes en 2018-2019, la récente réforme des retraites a de nouveau braqué les projecteurs sur des institutions qui paraissent à bout de souffle. L’historien et politiste Pierre Rosanvallon a affirmé que la crise actuelle reprend les ingrédients de celle des gilets jaunes mais « en plus grave » : « Nous sommes en train de traverser, depuis la fin du conflit algérien, la crise démocratique la plus grave que la France ait connue ».
Pourtant, la loi réformant le système de retraite a bien été adoptée démocratiquement : elle a suivi jusqu’au bout un « chemin démocratique » pour le président de la République Emmanuel Macron. Il y a donc deux thèses qui s’affrontent dans le débat public. Quels sont les grands arguments en présence ?
Une promesse de campagne
La dernière campagne présidentielle ne s’est pas organisée autour de débats de fond. Par exemple, le candidat à sa réélection, Emmanuel Macron, n’a véritablement avancé qu’une seule proposition : le recul de l’âge légal du départ à la retraite à 65 ans (puis 64 ans).
Si bien qu’au moment de défendre la mise en place de la réforme des retraites, le gouvernement peut affirmer, avec justesse, que le président de la République a été élu sur cette promesse ; et que cela serait un comble que de reprocher à un homme politique d’enfin tenir ses promesses. Le recul de l’âge de la retraite a donc reçu l’onction suprême en démocratie : celle du vote.
La loi a ensuite suivi un parcours tout à fait conforme au droit parlementaire dans les hémicycles (Assemblée nationale puis Sénat). Le gouvernement a certes dû user de l’article 49.3 de la Constitution pour avoir la certitude que la réforme des retraites soit adoptée (en raison de l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale mais aussi parce que certains députés Républicains ont annoncé qu’ils ne la voteraient pas).
Mais est-ce un « coup de force démocratique » comme on a pu l’entendre ou le lire ? L’article 49.3 n’est-il pas précisément prévu pour résoudre les situations de blocage parlementaire ? On oublie trop vite que de nombreux gouvernements l’ont actionné par le passé (et parfois très souvent) sans que l’on juge alors qu’ils ne se conformaient pas aux lois de la démocratie.
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On peut également reprocher au gouvernement d’avoir choisi un véhicule législatif discutable (projet de loi de finance de la sécurité sociale qui lui donne la possibilité d’user du 49.3 – qui est sinon limitée) et une procédure très rapide pour circonscrire le débat parlementaire (50 jours maximum), mais c’est un fait incontestable que le Conseil constitutionnel a validé les passages de la réforme des retraites qui font l’objet de contestations.
Pour ce qui concerne la longueur et la qualité du débat parlementaire, le gouvernement peut tout à fait arguer qu’une partie de l’opposition ne souhaitait visiblement pas d’une discussion constructive (puisque le groupe LFI avait déposé un tel nombre d’amendements que la lecture de la loi se serait très certainement enlisée). Au total, doté de sa légitimité démocratique obtenue lors de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron peut parfaitement et justement considérer que la réforme des retraites est conforme à la lettre des institutions.
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Un trouble démocratique
Pour autant, il existe un trouble indéniable dans le pays et la loi continue d’être contestée (au point qu’elle pourrait être abrogée le 8 juin prochain suite à la proposition d’un groupe de députés centristes). Outre le débat politique classique, on comprend ici qu’il faut aussi tenir compte de l’esprit de la démocratie (en 1748, Montesquieu titrait d’ailleurs son ouvrage De l’esprit des lois).
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En effet, la démocratie suppose en réalité le respect de deux types de légitimité : la première, centrale dans nos démocraties représentatives, est celle qui est donnée par le vote ; la seconde repose sur la prise en compte de l’intérêt général et sur le maintien d’un dialogue constant avec le peuple.
Si la première légitimité est vérifiée avec l’adoption de la réforme des retraites (encore que, formellement, la loi n’a jamais été votée à l’Assemblée nationale), force est de constater que la seconde légitimité a été bafouée.
La loi a été combattue par les syndicats de salariés (qui ont retrouvé une unité et une unanimité perdues depuis longtemps), de nombreuses journées de grèves et de manifestations ont été organisées (avec, le plus souvent, un nombre conséquent de participants) pour envoyer le message su refus au gouvernement et une nette majorité de Français s’y opposait dans les sondages de façon constante (et 90 % des salariés se prononçaient contre).
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Si la légitimité démocratique issue de l’élection doit cohabiter avec une légitimité qui s’appuie sur le sens du dialogue avec le peuple et la prise en compte de la réalité du pays, il est alors possible de dénier en partie le caractère démocratique de la réforme des retraites.
La loi imposant la réforme des retraites ne respecterait pas l’esprit des institutions dans le sens où elle ne tiendrait pas compte de la volonté et de l’intérêt du peuple (qui semble s’être exprimé clairement contre le dispositif retenu). Le gouvernement se serait montré « sourd » et le président de la République « méprisant ».
On retrouve ici certains des reproches avancés par le mouvement des gilets jaunes : le peuple n’est pas assez entendu ; les décisions sont prises d’en haut avec une logique technocratique qui, par conséquent, ne tiendrait pas compte des aspirations profondes de la société ; la démocratie doit être moins verticale, plus horizontale (par exemple, par le biais de référendums populaires) etc.
L’un des mots les plus présents sur les pancartes des gilets jaunes et des manifestants s’opposant à la réforme des retraites est bien celui de « mépris ». Le président de la République regarderait d’en haut le peuple qu’il gouverne et saurait mieux que lui ce qui lui sera profitable.
Des corps intermédiaires enjambés
Dès lors, n’est-il plus nécessaire de convaincre les « corps intermédiaires » (comme les syndicats ou, plus largement, les mouvements sociaux), de s’intéresser à leurs contre-propositions, ou encore de tenir compte des avis des autorités administratives indépendantes (comme celui du Conseil d’orientation des retraites qui affirmait que la réforme n’était pas vraiment nécessaire et encore moins urgente).
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La crise institutionnelle actuelle doit donc aussi être reliée à la personnalité d’Emmanuel Macron : se conformant à son style « Jupitérien », il aurait imposé une réforme contre le peuple. Il l’a lui-même reconnu : « Cette réforme est-elle acceptée ? À l’évidence, non » a-t-il concédé.
En fait, le président de la République semble avoir oublié sa phrase prononcée le soir de sa réélection : « J’ai conscience que ce vote m’oblige » (puisqu’il a été élu avec les voix de ceux qui ne voulait pas voir Marine Le Pen accédait à la magistrature suprême).
Emmanuel Macron se contente de mettre en avant sa réélection, occultant qu’il la doit (en partie) à des citoyens qui ne validaient pas son programme. Au total, si on adopte une vision complète de la démocratie, ce qui suppose de ne pas se limiter à la lettre des institutions et au vote, il est possible de considérer que la réforme des retraites pose un problème démocratique.
S’il est sans doute difficile d’affirmer que la France se transforme peu à peu en « démocratie illibérale », force est de constater que les institutions de la Ve République ne semblent plus tout à fait adaptées à notre temps.
Ce constat est semble-t-il renforcé par la dénégation du Président de la République : « Il ne voit pas la crise démocratique [car] pour lui il n’y en a pas » a relevé Pierre Rosanvallon à propos d’Emmanuel Macron. N’est-ce pas finalement ce déni de réalité qui est aujourd’hui le plus grave ?
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