La thèse de Raul Prebisch, texte original
« À en juger par les besoins déjà apparus au cours de la phase initiale du processus d’industrialisation, les ressources obtenues grâce aux exportations ne semblent pas suffisantes pour répondre à nos besoins.
Comme cela a déjà été expliqué, il faudra peut-être envisager une réduction du coefficient d’importation [N.B. : Il s’agit de la part de la demande intérieure globale dépensée en importations]. Cela peut être provoqué par une diminution ou une élimination des biens non essentiels, afin de permettre une augmentation des importations de biens d’équipement.
Quoi qu’il en soit, une modification de la composition des importations apparaîtrait essentielle au développement de l’industrialisation. Il faut bien comprendre ce que cela signifie. C’est simplement l’adaptation des importations aux ressources obtenues par les exportations. Si ces dernières devaient augmenter suffisamment, il ne serait pas nécessaire de restreindre les importations, sauf comme moyen supplémentaire d’intensifier l’industrialisation.
Toutefois, les exportations d’Amérique latine dépendent en grande partie des fluctuations des revenus aux États-Unis et en Europe et de leurs coefficients d’importation respectifs pour les produits d’Amérique latine. Par conséquent, ils ne peuvent pas être contrôlés directement par l’Amérique latine et la situation ne peut être modifiée que par la décision des autres pays.
Il en irait autrement si l’Amérique latine avait l’intention de promouvoir son industrialisation au point de diriger certains facteurs de la production primaire vers l’industrie afin d’accroître la production de celle-ci au détriment de la première : en d’autres termes, si l’Amérique latine, bien qu’en mesure de maintenir les exportations et les importations à un niveau spécifié, visait délibérément à les réduire, en sacrifiant une partie de ses exportations pour accroître la production industrielle en remplacement des importations.
Y aurait-il dans ce cas une augmentation de la productivité ? La question peut être abordée en termes classiques. Il s’agit de déterminer si l’augmentation de la production industrielle résultant des facteurs détournés de la production primaire est supérieure ou non à la quantité de biens précédemment obtenus en échange des exportations.
Ce n’est que si elle est plus grande que l’on peut dire qu’il y a une augmentation de la productivité, du point de vue de la communauté ; si ce n’est pas le cas, il y aura une perte de revenu réelle. »
Le développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes, Raul Prebisch, Économiste argentin (1901-1986), Commission Économique des Nations Unies pour l’Amérique latine, 1950.
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Dans cet extrait, l’économiste argentin Raul Prebisch se penche sur les avantages et les inconvénients d’une doctrine de développement économique appelée la substitution des importations.
Auparavant, les théories classiques du développement expliquaient que les pays les moins riches devaient se spécialiser selon leur « avantage comparatif ».
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Cela signifiait que, moins aptes que les pays développés à produire des biens industriels, ils devaient se concentrer sur le secteur primaire ; à savoir, dans le cas de l’Amérique latine, l’élevage, l’agriculture, ou l’extraction de matières premières telles que le cuivre.
Au cours du temps, la croissance de la production dans les pays développés tirerait vers le haut le prix mondial des matières premières ou des denrées, ce qui permettrait aux pays d’Amérique latine de s’enrichir et de développer un marché intérieur et une production locale pour divers produits de consommation courante.
Or, Prebisch constate qu’entre 1875 et la fin de la Seconde Guerre mondiale – époque où il écrit – ce scénario ne s’est pas réalisé. Au contraire, les termes de l’échange de l’Amérique latine, c’est-à-dire la quantité de biens que l’on peut importer en échange d’une unité de bien exporté, n’ont cessé de se détériorer.
C’est en grande partie à cause de ce renchérissement tendanciel des importations que nombre de pays d’Amérique latine, Argentine en tête, ont mis en place dans les années 1950 et 60 des politiques fondées sur le remplacement des importations par une industrie locale protégée par des droits de douane et soutenue par des subventions.
En Argentine, ces politiques étaient complétées par des prêts à taux préférentiels et par la construction d’infrastructures publiques dédiées à l’émergence de pôles industriels. Les seules importations tolérées, c’étaient les biens d’équipement et les matières premières nécessaires à l’industrie (ces dernières étant d’ailleurs subventionnées).
Ces politiques d’industrialisation forcée fondées sur le protectionnisme se sont soldées, en Amérique latine, par un échec. Dixième puissance économique mondiale en 1930, l’Argentine est désormais 87e en termes de PIB par tête, derrière la Russie et le Kazakhstan.
Raul Prebisch est passé à la postérité comme gourou de la substitution d’importation. Cependant, le texte qui précède dénote une grande prudence. Selon lui, le protectionnisme industriel visant à réduire la dépendance aux importations peut être non pas « choisi » mais « subi », comme conséquence d’une pénurie de devises due à la détérioration des termes de l’échange ou à une chute de la demande en provenance des pays développés.
Quant aux politiques volontaristes de protection des industries nationales, elles ne sont intéressantes, selon Prebisch, que si en produisant des automobiles plutôt que du cuivre, j’obtiens une quantité d’automobiles plus élevée que celle que je pourrais importer en échange de mon cuivre.
Or, un peu d’analyse économique montre que si cela était le cas, le pays considéré aurait alors un « avantage comparatif » à produire des automobiles, ce qu’il ferait spontanément en situation de libre-échange !
La question reste cependant ouverte. D’aucuns considèrent que le protectionnisme a réellement facilité l’industrialisation de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, la montée en puissance des États-Unis au début du XXe, puis l’émergence des pays asiatiques après la seconde guerre mondiale. En d’autres termes, les stratégies de substitution d’importation fonctionneraient dans un pays gouverné correctement.
Notons cependant que des pays comme le Japon et la Chine ont protégé leur marché intérieur tout en fondant leur rattrapage économique sur les exportations : cette stratégie n’aurait pas été possible si, comme eux, les autres pays avaient protégé leur marché intérieur.
De plus, la méthode japonaise a montré ses limites : dans le cas du Japon, par exemple, le processus de rattrapage a plafonné et les restrictions sur les importations – comme d’ailleurs en Chine -- ont pesé sur le pouvoir d’achat des consommateurs, les privant d’une partie des fruits de la croissance.
Dessin de Gilles Rapaport