Depuis quelque temps une petite musique, reprise par de nombreux médias, se fait entendre : et si, à l’instar de ce qui s’est produit dans les années 1920, le monde s’apprêtait à vivre de nouvelles Années folles ou, pour reprendre la une du magazine Bloomberg BusinessWeek : “Will These 20’s ROAR ?” ( Ces années 20-là vont-elles rugir ?).
Il s’agit évidemment d’une tentative d’analogie entre la situation qui prévaut à l’issue des deux épreuves majeures qu’ont été, au début du XXe siècle, la Première Guerre mondiale et l’épidémie de grippe espagnole, et celle de nos sociétés contemporaines, qui subissent la pandémie de Covid-19.
Quel crédit peut être donné à ce rapprochement ? Les situations sont-elles comparables ? L’histoire peut-elle se répéter ? Ces questions cherchent à tracer un parallèle entre les dispositions de nos aïeux et les nôtres.
Nous aurions, comme eux, la volonté de nous débarrasser des scories des temps difficiles en balayant le passé, en refusant les valeurs dominantes et en jetant les prémices d’une ère nouvelle.
Broyées par plus de quatre ans de guerre et une épidémie très violente, les sociétés occidentales auraient souhaité échapper à la mort et au malheur en inaugurant une ère d’hédonisme, de création et de fête.
Moins de contraintes, plus de pureté
On pourrait penser qu’il en ira de même en 2021 avec la fin prévisible des confinements et l’assouplissement des gestes barrières. Il y aurait donc aspiration, comme en 1920-21 à une libération, à la jouissance.
De même on peut souhaiter faire table rase du passé : dans les années 1920 une lueur s’est levée à l’Est, faisant, dans le sillage des bolcheviks, espérer une révolution libératrice. Aujourd’hui, une partie de la population espère que le « monde d’après » sera celui de nos liens retrouvés avec la nature et de la fin de la consommation frénétique.
On retrouve bien, dans les deux périodes, l’idée qu’il faudrait à la fois se libérer des contraintes en décuplant les plaisirs tout en souhaitant une sorte de pureté qu’incarnent les aspirations au changement radical de modèle.
Source : INSEE
Comparer ce qui est comparable
Il est toutefois assez difficile de comparer les deux contextes. Tout d’abord l’ampleur des épreuves vécues est bien différente au début du XXe siècle de ce qu’elle est en 2021.
Pour l’instant, le Covid a tué 0,04 % de la population mondiale quand la Grande Guerre et la grippe espagnole en avaient fauché 4 %. Dans les deux cas, les pertes sont ciblées : entre 1914 et 1918, 10 millions d’hommes jeunes meurent, puis la grippe espagnole frappe. Là encore, les jeunes paient le plus lourd tribut puisque l’épidémie tue surtout les 20-35 ans.
La crise sanitaire actuelle atteint les personnes âgées (plus de 80 % des morts ont plus de 70 ans). En étant provocateur, on pourrait en conclure que dans le premier cas, les jeunes sont morts pour la France alors qu’aujourd’hui, ils mettent leur vie et leurs projets entre parenthèses pour sauver les seniors.
L’aspiration à la liberté née d’un confinement souvent mal vécu provient sans doute du fait que notre époque avait oublié que l’homme est vulnérable. Cette impulsion naît aussi de la pression médiatique : le sinistre décompte des décès n’est sans doute pas étranger au sentiment d’oppression d’une grande partie de la population.
Gatsby, Dada, Kafka
En 1921, quand s’achèvent la guerre et la grippe, les jeunes Européens s’étourdissent. Les années 20 sont celles du jazz et du charleston, de la libération des femmes avec leurs robes courtes, boas et coupes à la garçonne.
C’est le triomphe de la machine. On célèbre la vitesse, les courses automobiles, les exploits des aviateurs. L’art fait l’apologie de l’absurde, de Dada aux surréalistes en passant par Kafka, on brise les codes classiques avec l’art « nègre » et l’Art déco, de nouveaux divertissements apparaissent avec le cinéma et la radio.
Voilà pourquoi on parle d’années « folles » : elles sont folles parce que débridées, mais aussi parce que « malades ». On vit, entre deux catastrophes, une parenthèse magique qui s’achève avec la crise de 1929.
Si Gatsby montre que la fête n’est accessible qu’aux plus fortunés, elle a cependant commencé à changer la vie des populations : les années 20 sont celles du triomphe du fordisme, de l’automobile et de l’électroménager. Les États-Unis commencent à goûter à la consommation de masse.
Quid des naufragés du numérique ?
En 2021, beaucoup espèrent un rebond de la croissance économique, dont les premiers facteurs seraient la libération de l’épargne des ménages qui s’est constituée pendant le confinement et le déversement d’argent public promis par les plans de relance.
D’autres s’attendent à une libération des mœurs, à une sorte de session de rattrapage pour une jeunesse mise sous cloche. D’autres encore espèrent le triomphe d’un nouveau modèle socio-économique, vertueux parce que vert et nouveau parce que digital. Les confinements et les réorganisations du monde du travail ont encouragé le télétravail.
La fermeture des commerces traditionnels a accéléré la montée en puissance des géants de l'e-commerce et des plateformes de livraison et le recul de la monnaie manuelle. Si le fordisme et la production de masse avaient fondé la prospérité des années 20, l’économie numérique et la transition énergétique pourraient, à leur tour révolutionner notre monde.
Comme les self-made men des années 20, l’époque a ses nouveaux leaders dont les ambitions laissent envisager des avancées considérables. Les Gafam, NATU et BATX1 se livrent une compétition mondiale et annoncent de gigantesques gains de productivité.
Nos loisirs et l’art sont portés par des changements accessibles au plus grand nombre : réalité virtuelle et 3D ouvrent un monde qui relevait jusqu’alors de la science-fiction. En contrepartie, quelques ombres planent au-dessus de nous : que faire des inadaptés et des rétifs au numérique ?
Comment résoudre les défis de demain pour éviter que ne se concrétisent les prévisions climatiques les plus pessimistes du GIEC2 ? Il ne faudrait pas que de nouvelles Années folles finissent dans le chaos, comme en 1929.
1. Ces acronymes désignent Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam), Netflix, Airbnb, Tesla et Uber (NATU) et les Chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX).
2. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat