L’essentiel
- Avoir un père diplômé d’une grande école augmente massivement les chances d’un individu d’y accéder à son tour.
- La reproduction sociale se poursuit dans le monde professionnel puisqu’un diplômé d’une grande école dont le père fait partie de l’élite politique ou économique a plus de chances d’y accéder lui-même.
- Les personnes d’ascendance noble ou nées à Paris sont aussi surreprésentées dans les établissements français les plus prestigieux.
_______
Pourquoi lui ?
Stéphane Benveniste est économiste, chercheur à l’Ined et diplômé d’Aix-Marseille School of Economics. Il travaille sur les inégalités, l’éducation et le patrimoine. Sa thèse, soutenue en 2021, s’intitule Les grandes écoles au XXe siècle, le champ des élites françaises : reproduction sociale, dynasties, réseaux (disponible par ici).
Pour l’Éco. Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux grandes écoles ?
Stéphane Benveniste. Le discours selon lequel les grandes écoles sont un lieu de forte reproduction sociale est très présent, mais les études et données l’attestant restent rares. Les travaux de Pierre Bourdieu (voir pour aller plus loin) font référence, mais s’ils étudient un grand nombre de caractéristiques, ils concernent des périodes restreintes et commencent à dater. Des travaux plus récents apportent de précieux compléments, mais il restait de nombreuses questions à étudier et j’ai notamment souhaité apporter de la profondeur historique.
J’ai étudié les registres des diplômés des grandes écoles et je me suis servi des patronymes comme d’un indicateur pour retracer l’appartenance ancienne à la noblesse française, l’origine géographique des familles et le diplôme du père.
J’ai ainsi établi un lien intergénérationnel (entre ce que j'appelle un « pseudo-père » et un « pseudo-enfant »), indirect et imparfait, mais qui permet d’apporter des résultats inédits sur le degré de reproduction sociale.
Lire aussi > Quel est le rôle des établissements dans la réussite des élèves ?
Reproduction sociale
Elle signifie que les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents : « Tel père, tel fils » ! On parle alors de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. Cette reproduction s’opère par la transmission d’un héritage économique, mais surtout culturel par la famille, ce qui permet aux enfants de maintenir leur position sociale.
Que disent vos résultats en termes de reproduction sociale ?
Si « notre pseudo-père » a fait une grande école, nous avons 150 fois plus de chances de rentrer dans l’une des 10 meilleures grandes écoles au début du XXᵉ siècle (si l'on est né à la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1915).
Puis cet avantage a décru, mais pour toutes les personnes nées depuis 1916 et jusqu’en 1995, un enfant de diplômé a conservé environ 80 fois plus de chances d’être admis dans une des 10 écoles les plus sélectives.
Cette stabilité de la reproduction sociale est frappante car d’autres travaux, utilisant plutôt la catégorie socioprofessionnelle du père, suggèrent une démocratisation de l’accès à l’enseignement de manière générale et aux grandes écoles en particulier.
Existe-t-il de grosses différences d’une école à l’autre en termes de reproduction sociale ?
Si l’on s’intéresse aux chances relatives d’admission, selon l’école dont le père est diplômé, le plus fort degré de reproduction sociale s’observe pour l’Ena, l’École Normale Supérieure et l’École polytechnique.
Les individus nés entre 1971 et 1995, dont le « pseudo-père » était énarque ont 330 fois plus de chances d’intégrer eux aussi l’Ena.
Avoir un « pseudo-père » polytechnicien offre près de 300 fois plus de chances d’admission à Polytechnique.
Lire aussi > Transfuge de classe. « Docteur en physique ? Là d’où je viens, c’est loin d’être la norme »
Nous observons aussi une surreprésentation des personnes d’ascendance noble, plus marquée dans les écoles de commerce (ESCP, ESSEC) et ce, particulièrement pour les garçons.
Et sur toute la période que j’étudie, les personnes nées à Paris ont au moins 9 fois plus de chances d’accès aux grandes écoles les plus réputées. Cette surreprésentation a même augmenté et atteint 25 fois plus de chances pour les personnes nées à Paris depuis 1966.
La reproduction sociale dépasse l’accès aux grandes écoles. Vous l’avez retrouvée dans la vie professionnelle des alumni ?
J’ai étudié l’accès à l’élite politique (la probabilité de devenir une personnalité politique nationale) et à l’élite économique (accéder à un conseil d’administration d’une entreprise). Parmi les diplômés de 12 des plus grandes écoles françaises, le fait d’avoir un père dans l’élite économique ou politique augmente la probabilité pour un individu d’y accéder lui-même. Ainsi, un diplômé de l’Ena, dont le « pseudo-père » (suivi par le patronyme) exerçait un mandat politique national, a 40 fois plus de chances d’obtenir ce type de mandat qu’un autre diplômé de l’Ena.
Lire aussi > Mobilité intergénérationnelle. « Les revenus des parents influencent ceux des enfants, sans les déterminer »
Les polytechniciens ont historiquement été un peu présents en politique, mais ils sont surtout très présents dans l’industrie. Un diplômé de l’École polytechnique dont le père a intégré l’élite politique ou économique a 3 fois plus de chances qu’un autre polytechnicien d’accéder lui-même à ces élites. Parmi les polytechniciens, un fils de directeur exécutif au conseil d’administration d’une entreprise a environ 10 fois plus de chances d’exercer à son tour une fonction exécutive dans une firme.
Le discours sur la méritocratie ne serait-il alors qu'un mythe ?
Il y a des dynasties scolaires et professionnelles partout : dans les milieux sportifs, la culture, le monde du divertissement comme le cinéma… C’est aussi le cas pour les artisans, les commerçants et un ensemble de professions, comme dans la coiffure ou l’agriculture.
Les entreprises familiales se transmettent et, aussi les aspirations (ce que les individus rêvent et ambitionnent de faire.)
Lire aussi > L’école, boîte noire de la reproduction sociale
Traverser la rue n’est pas aussi simple pour tout le monde et conduit rarement aux mêmes positions sociales. Même si c’est souhaitable de vouloir motiver les gens, il faut garder à l’esprit que les individus n’ont pas du tout les mêmes chances de réussir. Le discours et la rhétorique méritocratiques ont tendance à ignorer ces différences.
D’autant que les grandes écoles ouvrent la voie à l’ensemble des positions clés de la société française. Il est important de faire en sorte que le plus grand nombre puisse y accéder, ou que moins de pouvoir soit donné à leurs diplômés, en veillant à ce qu’il y ait d’autres voies pour accéder à l’élite professionnelle. Sinon on se retrouve avec une société fermée, avec une déconnexion des élites, et des mouvements de révolte contre ces élites, à l’image du mouvement des gilets jaunes.
Méritocratie
Un modèle méritocratique est un idéal d’organisation sociale qui tend à promouvoir les individus – dans différents corps sociaux (école, université, grandes écoles, institutions civiles ou militaires, monde du travail, administrations, etc.) – en fonction de leur mérite (aptitude, travail, efforts, compétences, intelligence, vertus) et pas selon leur origine sociale (comme dans un système de classes), leur richesse (reproduction sociale) ou leurs relations individuelles (système de népotisme).
Comment limiter la reproduction sociale dans les grandes écoles ?
Une solution parmi d’autres pourrait être de limiter le dualisme entre les grandes écoles et les universités. Nous pourrions par exemple recruter des élèves non pas après qu’ils ont fait deux ans de classes préparatoires spécifiques, mais parmi les étudiants qui ont passé deux ou trois ans à l’université. Alors que le sacro-saint concours a été longtemps mis en avant comme une garantie méritocratique, certaines écoles, comme Sciences Po Paris, ont cherché à faire évoluer leur mode de recrutement pour favoriser la diversité.
Par ailleurs, les inégalités se creusant relativement tôt, le financement de l’éducation de tous est essentiel. Par exemple, le dédoublement des classes au primaire dans les zones prioritaires coûte cher, mais semble donner quelques résultats.
En parallèle, il faut limiter la ségrégation spatiale et scolaire. C’est notamment pourquoi il apparaîtrait logique, pour dégager des moyens financiers, de réduire drastiquement les subventions publiques à l’enseignement privé comme l’ont proposé certains collègues car cela revient à financer collectivement la ségrégation scolaire.
Lire aussi > Marx, Bourdieu, Lind… La nouvelle lutte des classes est-elle celle des sédentaires contre les nomades ?
Pour aller plus loin :
La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Éditions de Minuit (1970).
La noblesse d’État : Grandes écoles et esprit de corps. Pierre Bourdieu. Éditions de Minuit (1989).
Héritocratie : Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020). Paul Pasquali. La Découverte (2021).
Dans le programme de SES
Terminale. « Quelle est l’action de l’École sur les destins individuels et sur l’évolution de la société ? »
Terminale. « Quels sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ? »