« J’ai huit frères et sœurs. Mes parents ne parlent pas français. J’ai presque toujours connu mon père au chômage et… je viens de Roubaix ! s’amuse Mustapha Touahir. Pour moi, venu d’un milieu dit “socialement défavorisé”, entrer à l’X [le surnom de Polytechnique, NDLR], c’était un peu comme être un ovni. J’ai vite vu le manque de diversité. »
En dépit de ce constat, le polytechnicien, diplômé en 2010, ne manque pas d’humour. Sans rancune ! Il est, depuis 2020, chef du service Études et diffusion de l’Insee Île-de-France. Mais il en reste convaincu, « ma trajectoire relève de l’exception, je suis passé entre les gouttes ».
L’École polytechnique, avec l’École Nationale d’Administration (l’ENA, dissoute en 2021 et remplacée en 2022 par l’Institut National du Service Public – INSP), occupent le sommet du classement des écoles à plus fort degré de reproduction sociale, souligne Stéphane Benveniste, économiste et chercheur à l’Institut national des études démographiques (Ined) : « Un individu né entre 1971 et 1995 et dont le père est polytechnicien a près de 300 fois plus de chances qu’une personne dont les parents n’ont pas fait ces études d’être aussi admis à l’X. »
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Mobilité sociale
La mobilité sociale désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (changement de position au même niveau de la hiérarchie sociale, sans mouvement vers le haut ou vers le bas).
Deux prépas raflent la mise
Sur les bancs de l’école d’ingénieurs se croisent en effet des jeunes aux profils bien similaires : « Plus de 70 % des parents de polytechniciens exercent une profession de cadre supérieur (ingénieurs, cadres, enseignants…) et à peine 1 % vient de milieux ouvriers. »1
Ce manque de mixité sociale peut s’expliquer, en grande partie, par le recrutement, décryptent le sociologue Pierre François et le chercheur (polytechnicien !) en neurosciences Nicolas Kerkouk. « Socialement, le concours d’entrée à l’X n’est pas neutre. Il recrute de manière privilégiée au sein d’un petit nombre de Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) dont le recrutement social est particulièrement élitiste. »
Car si la grande majorité des candidats à l’X passent par une CPGE – où l’on trouve déjà peu de diversité – les admis ne viennent pas de n’importe quel lycée : « En 2013, Louis-le-Grand, à Paris, et Sainte-Geneviève (Versailles) représentent plus du tiers des admissibles des deux principales filières MP (mathématiques) et PC (physique) à l’X, et la moitié des intégrés sont issus de ces deux classes préparatoires. »
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Reproduction sociale
Les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents. On parle de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. La reproduction sociale s’oppose à la mobilité sociale.
Traiter les maths « avec élégance »
Les biais du concours sont visibles dans les épreuves, expliquent Pierre François et Nicolas Kerkouk. Les sujets de maths font appel, sans les nommer explicitement, à des notions qui ne figurent pas au programme officiel. Sauf que… « Les prépas les plus prestigieuses [comme Louis-le-Grand ou Sainte-Geneviève, NDLR] adaptent très finement leur préparation aux attendus des épreuves. »
Les étudiants issus de la classe dominante sont aussi plus à l’aise pour « traiter avec élégance » les mathématiques, notent les chercheurs, qui ont interrogé des jurys du concours. Comprenez, les candidats n’appliquent pas « mécaniquement les recettes », ils sont à l’aise, affichent une « certitude d’eux-mêmes », font de « belles maths ». Ce que Kerkouk et François rapprochent du principe d’habitus, théorisé par le sociologue Pierre Bourdieu : ces candidats possèdent des « dispositions génériques propres aux classes dominantes ».
Une « complicité […] s’installe plus facilement entre l’examinateur et l’élève ». On s’étonne moins que Mustapha Touahir se soit « effondré » aux oraux, la première année où il a passé le concours. Il se trouvait pourtant en tête de sa classe de prépa au prestigieux lycée parisien Henri-IV : « Je n’avais pas confiance en moi. L’oral, je l’ai vécu comme une injustice », se souvient-il.
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Habitus de classe
Pierre Bourdieu, sociologue, considère que la société « forme » l’individu grâce à la socialisation. Il développe la notion d’habitus qui fait le lien entre l’individu et la société. Les comportements des groupes sociaux s’expliquent simplement par l’origine sociale, c’est-à-dire par l’environnement structuré en trois types de capital : économique (les revenus et le patrimoine), culturel (les savoirs, y compris ceux formalisés par les diplômes, les savoir-faire, les pratiques, les goûts…) et social (les réseaux de connaissances et de relations de la famille).
Détection des talents scientifiques
« Je rencontre régulièrement des élèves dont le milieu ne les portait pas à être ici », insiste pourtant Marie Bresson, déléguée Diversité à Polytechnique. Pour lutter contre la reproduction sociale, l’école d'ingénieurs a mis en place un dispositif d’ouverture sociale depuis 2006. Des actions d’information sont menées dans les lycées français dans le but « de repérer les talents scientifiques et d'inspirer les générations futures ». De l’accompagnement, avec du tutorat ou des semaines de stages également.
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« Ce type de dispositifs a émergé en 2000, mais a pris de l'ampleur, au moment des émeutes urbaines en 2005, avec la mort de deux jeunes [Zyed Benna et Bouna Traoré, NDLR] à la suite d’une course-poursuite avec des policiers, explique Annabelle Allouch, sociologue. Richard Descoings, à l’époque directeur de Sciences Po, et Pierre Tapie, président de l’Essec, ont été sollicités par les médias pour trouver des solutions. Le coup de génie a été de s’exprimer sur un terrain où on ne les attendait absolument pas : la lutte contre la reproduction sociale. La solution toute trouvée, c’était l’ouverture sociale des grandes écoles. »
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Mais 20 ans après l’instauration de ces dispositifs, « ils n’ont pas atteint leurs objectifs », constatent les économistes Cécile Bonneau, Pauline Charousset, Julien Grenet et Georgia Thebault, dans une note de l’Institut des politiques publiques. « Les étudiants issus de professions et catégories socioprofessionnelles très favorisées sont surreprésentés dans les institutions d’élite (entre 73 % et 92 % des effectifs) que sont l’École polytechnique, l’ENS de Paris, HEC et Sciences Po Paris. Ces grandes écoles sont restées largement fermées aux élèves issus de milieux sociaux défavorisés. »

Un rapport de force à l'intérieur des grandes écoles
Rien ne bouge, donc ? « C’est plus subtil que ça », répond Annabelle Allouch, qui s’est immergée dans trois établissements d’élite (Sciences Po Paris, Essec et Oxford). « Ça n’est pas juste que “les grandes écoles ne souhaitent pas ouvrir leurs portes aux pauvres”. » Parmi les chargés de mission mixité qu’elle a rencontrés, se trouvent « de vrais militants convaincus par l’ouverture sociale. Mais le souci, ce sont les rapports de force qui jouent en défaveur de ces responsables diversité. Ils sont marginalisés et leur travail est peu considéré ».
Ce personnel, détaille-t-elle dans son livre, détient souvent des contrats précaires, n’a pas de légitimité face au corps enseignant au sein des institutions. Ils sont éloignés des décisions et ne possèdent pas de ressources économiques suffisantes pour orienter ou contrôler le contenu de leurs actions. « Bref, ce sont des gens qui ont à la fois beaucoup de pouvoir sur les élèves et aucun pouvoir sur les institutions. »
L’université, meilleur ascenseur
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À cela s’ajoute la bureaucratie complexe des dispositifs d’ouverture sociale, liée aux interdépendances des personnels et à la multiplication des acteurs. « Tout change, pour que rien ne change », résume la sociologue.
Mais n’accorde-t-on pas une place trop importante aux grandes écoles, dans le débat sur la mobilité sociale ? « Après tout, ces établissements restent associés à la formation des élites et ne concernent que très peu de gens, poursuit Annabelle Allouch. La mobilité sociale ascendante se fait davantage par l’université. C’est en grande partie grâce à la fac que des élèves issus de milieux défavorisés peuvent accéder à un diplôme. »
1. L’X dans une nouvelle dimension, Bernard Attali, La Documentation française, 2015.
Cet article est issu de notre numéro consacré à la mobilité sociale.
Pour aller plus loin :
Les livres
- Les Nouvelles Portes des grandes écoles, Annabelle Allouch (PUF, 2022)
- L’université n’est pas en crise, Romuald Bodin et Sophie Orange (éditions du Croquant, 2013).
Les articles
« Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique », Pierre François et Nicolas Berkouk, Sociologie vol. 9, 2018 ;
« Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? », C. Bonneau, P. Charousset, J. Grenet et G. Thebault, Institut des politiques publiques, 2021.