L’essentiel
- Les dispositifs d’ouverture sociale sont aujourd’hui largement présents dans les grandes écoles et pourtant, elles restent des lieux de reproduction sociale.
- Les rapports de force à l’intérieur des établissements et la bureaucratie derrière les dispositifs expliquent en grande partie leur échec.
- Bien qu’imparfaite, c’est en passant par l’université qu’un plus grand nombre d’individus connaissent une mobilité sociale ascendante grâce à l’éducation et au diplôme.
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Pourquoi elle ?
Annabelle Allouch est sociologue et maître de conférences à l’université de Picardie Jules Verne, spécialiste des questions d’éducation. Dans son dernier ouvrage Les nouvelles portes des grandes écoles (Puf, septembre 2022), prolongement de sa thèse, elle étudie les dispositifs d’ouverture sociale de trois établissements (Sciences Po, ESSEC, Oxford University).
Pour L’Éco. Pourquoi s’intéresser aux dispositifs d’ouverture sociale des grandes écoles ?
Annabelle Allouch. J’étais étudiante en sociologie lorsque ces dispositifs ont été mis en œuvre dans les années 2000. Ils ont pris de l’ampleur au moment des émeutes urbaines, avec la mort de deux jeunes, Zyed Benna et Bouna Traoré, à la suite d’une course-poursuite avec des policiers. Richard Descoings, à l’époque directeur de Sciences Po, et Pierre Tapie, président de l’ESSEC, ont été beaucoup sollicités par les médias pour trouver des solutions. Le coup de génie a été de s’exprimer sur un terrain où on ne les attendait absolument pas : la lutte contre la reproduction sociale. La solution toute trouvée, était alors l’ouverture sociale dans les grandes écoles. Cela a placé les grandes écoles en position de force, une position morale.
De mon côté, comprendre comment ces établissements sont présentés comme une solution possible à des questions aussi larges que les inégalités scolaires, et notamment à destination des classes populaires et des garçons de classes populaires, en particulier, m’a beaucoup intéressé.
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Mais plutôt que de parler des transfuges de classe, très présents dans la littérature des sciences sociales, j’ai souhaité renverser le point de vue.
J’ai donc étudié les dispositifs d’ouverture sociale et la manière dont ils infléchissent les pratiques des grandes écoles elles-mêmes : qu’ont-ils fait au système scolaire ? Ont-ils transformé les moyens de sélection ? Comment organiser un concours ? Qu’est-ce qu’il se passe dès qu’une personne envoie son dossier ? L’idée était vraiment d’ouvrir la boîte noire des grandes écoles.
Vous vous êtes concentrée sur trois grandes écoles, Sciences Po, l’ESSEC et Oxford University. Pourquoi ?
Lors de ma thèse, les deux institutions phares qui menaient des dispositifs à titre expérimental, étaient Sciences po et l’ESSEC.
Ce qui est intéressant, c’est que chaque école promouvait son modèle comme quelque chose de radicalement différent : d’un côté, Sciences Po qui était dans une posture de rupture totale avec une nouvelle voie de recrutement ; de l’autre l’ESSEC, avec son dispositif « Une grande école, pourquoi pas moi ? » fondé sur le fait de préparer les étudiants au concours.
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Il m’a semblé assez rapidement, qu’avoir un regard sociologique, c’est aussi comparer à l’international. J’ai choisi le système britannique d’enseignement supérieur, dont on dit souvent qu’il est l’un des modèles du système français.
Très vite, je me suis rendu compte que les questions que l’on se pose de ce côté de la Manche sur la mobilité sociale et la méritocratie sont les mêmes en Angleterre.

Mobilité sociale
Désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (changement de position au même niveau de la hiérarchie sociale, sans mouvement vers le haut ou vers le bas).
Les grandes écoles veulent-elles vraiment s’ouvrir à toutes et tous ?
Les grandes écoles consacrent énormément d’argent pour ces dispositifs (entre 6 et 10 millions de livres sterling depuis 20 ans, tous les ans à Oxford). Or, on constate très peu d’effets en termes de diversité de la population estudiantine. On a donc l’impression que rien ne bouge, que les écoles ne veulent pas ouvrir leurs portes. En réalité, ça bouge, mais pas de manière optimale.
À l’intérieur des grandes écoles, se trouvent de vrais militants, des enseignants et des chargés de mission convaincus par l’ouverture sociale. Le problème c’est que les rapports de force sont en leur défaveur. Ils sont dominés, très peu considérés pour leur travail. Ce sont des gens qui ont à la fois beaucoup de pouvoir sur les élèves, mais pas de pouvoir à l’intérieur des institutions.
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On peut difficilement parler des « grandes écoles » comme d’un ensemble homogène. Selon les luttes de pouvoir à l’intérieur de tel ou tel établissement, on a une reproduction des critères classiques de sélection ou au contraire un changement des critères pour mieux prendre en compte d’autres critères.
Qui plus est, les dispositifs d’ouverture sociale donnent lieu à de nouvelles bureaucraties qui sont chargées de gérer les étudiants. Cette organisation a un impact sur le manque de diversification.
Reproduction sociale
Elle signifie que les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents : « Tel père, tel fils » ! On parle alors de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. Cette reproduction s’opère par la transmission d’un héritage économique, mais surtout culturel par la famille, ce qui permet aux enfants de maintenir leur position sociale.
Pourquoi les dispositifs d’ouverture sociale ne sont-ils pas efficaces selon vous ?
Le premier problème, c’est l’individualisation. C’est-à-dire que l’ouverture sociale considère que la solution au problème de reproduction sociale, c’est ne prendre plus seulement la zone d’éducation prioritaire ou la classe comme le niveau de traitement, mais l’individu.
Pour répondre à la question des inégalités scolaires, on se concentre sur un individu qu’on identifie comme « à potentiel » et on le suit jusqu’à l’enseignement supérieur ou aux grandes écoles. Très rapidement, on s’aperçoit que ça coûte cher et que ça ne peut concerner quelques élèves seulement. Sauf que pour vraiment changer la population estudiantine, il faut que ce soit une masse plus importante.
C’est là que l’État a repris la main sur ces questions avec, à partir de 2008-2007, des politiques publiques sur tout le territoire. La politique qui l’incarne le plus, c’est « les cordées de la réussite ». Effectivement, on arrive à des masses critiques (220 000 étudiants concernés cette année). Sauf que rien n’oblige les grandes écoles, les universités à les admettre. Les jeunes passent toujours par Parcoursup.
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Cordées de la réussite
Dispositif crée en 2008 pour mettre en lien des lycées isolés ou des publics défavorisés, avec des BTS, des universités ou des grandes écoles dans le but d’encourager l’accès à l’enseignement supérieur.
Quelles pourraient être les actions à mettre en place pour favoriser la diversité ?
Améliorer le financement, les moyens matériels et humains associés à l’enseignement supérieur, quelle que soit la filière me paraît être un minimum. Et en priorité pour les universités. Car toutes les études montrent que la mobilité sociale ascendante par l’école et l’accès au diplôme, depuis les années 1960, se font par l’université.
C’est grâce à la fac que des élèves de milieux défavorisés peuvent accéder à un diplôme (ce qui est la meilleure façon de se protéger du chômage) et à un statut, notamment de fonctionnaire, d’enseignant. Alors que les grandes écoles restent associées à la formation des élites et ne concernent que très peu de gens.
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Pour aller plus loin
Les nouvelles portes des grandes écoles, Annabelle Allouch (Puf, septembre 2022)
L’université n’est pas en crise, Romuald Bodin et Sophie Orange (éditions du Croquant, septembre 2013)
Dans le programme de Terminale SES
Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice sociale ?
Quelle est l’action de l’École sur les destins individuels et sur l’évolution de la société ?
Quels sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ?