La thèse de Robert Merton
« Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. Si ce théorème et ces incidences étaient mieux connus, moins rares seraient ceux qui comprennent le fonctionnement de notre société. Bien qu’il n’ait pas l’envergure et la précision d’un théorème newtonien, il est tout aussi pertinent, car on peut l’appliquer utilement à de nombreux, voire à tous les processus sociaux.
La première partie du théorème nous rappelle catégoriquement que les hommes réagissent, non seulement aux caractères objectifs d’une situation, mais aussi, et parfois surtout, à la signification qu’ils donnent à cette situation. Et cette signification, une fois donnée, détermine le comportement qui en résulte avec ses conséquences.
À la lumière de ce théorème, l’histoire tragique de la banque de Millingville* peut se convertir en parabole sociologique et ainsi nous aider à comprendre, non seulement ce qui arriva aux banques dans les années 1930, mais aussi ce qu’il en est de nos jours de relations entre blancs et noirs, ou entre protestants, catholiques et juifs. La parabole nous dit que les définitions collectives d’une situation (prophéties et prévisions) font partie intégrante de la situation et affectent ainsi ses développements ultérieurs.
La rumeur de l’insolvabilité de la banque de Millingville eut une conséquence directe sur son sort. Prophétiser son effondrement suffisait à le provoquer.
Le processus de la prophétie qui se réalise elle-même est si commun que chacun de nous en connaît un exemple particulier. On croit [ainsi] que la guerre entre deux pays est “inévitable”. Poussés par cette conviction, les représentants des deux nations deviennent progressivement étrangers l’un à l’autre, chacun répondant fébrilement par une manœuvre “défensive” à toute manœuvre “offensive” de l’autre.
Les réserves d’armes, de matières premières et de soldats deviennent de plus en plus considérables, si bien que prévoir la guerre contribue à la susciter.
“Le prophète arguera des événements pour montrer qu’il avait raison.”
Robert MertonLa prédiction créatrice débute par une définition fausse de la situation, provoquant un comportement nouveau qui rend vraie la conception, fausse à l’origine. La spécieuse véracité de la prédiction créatrice engendre une suite d’erreurs. Car le prophète arguera des événements pour montrer qu’il avait raison.
Cependant nous savons que la banque de Millingville était solvable et qu’elle aurait survécu de nombreuses années si cette rumeur trompeuse n’avait créé les conditions mêmes de sa propre réalisation. Telles sont les contradictions de la logique collective.
L’application du théorème de Thomas nous apprend aussi comment le cercle vicieux et parfois tragique des prophéties créatrices peut être brisé. Il faut pour cela remettre en question le postulat originel et partir d’une nouvelle définition de la situation. Alors seulement les événements prouveront que le postulat est erroné, et la croyance n’engendrera plus la réalité.
La prédiction créatrice, qui transforme les craintes en réalité, fonctionne seulement en l’absence d’un contrôle institutionnel délibéré. Et seule la foi en une évolution possible de la nature humaine permet de briser le cercle tragique de la peur génératrice de désordre social.
La Prédication créatrice, Éléments de théorie et de méthode sociologique, chap. IV, Robert Merton, 1957
*La National Bank américaine, dirigée par Cartwright Millingville, est victime, non de son insolvabilité, mais d’une insuffisance de liquidité qui conduit à la faillite. Elle marque le prélude de l’effondrement du système bancaire mondial à l’issue du « mercredi noir » qui a déclenché la crise de 1929.
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Qui suis-je ?
Favorable au rapprochement entre économie et sociologie, l’Américain Robert King Merton (1910-2003) joue un rôle fondateur en sociologie des sciences.
On lui associe le principe de la sociologie anticipatrice, fondée sur l’adoption préalable des normes et valeurs d’un groupe de référence par un individu qui cherche à s’en faire adopter, au détriment de son groupe d’appartenance, ou la notion de sérendipité, conception non déterministe et finaliste de la science, fondée sur le principe de découverte fortuite.
Ça se discute. L'analyse de Martial Poirson
Inspiré par un théorème du sociologue William Isaac Thomas, Merton théorise peu de temps après la guerre, en 1948, la notion de prophétie auto-réalisatrice (self-fulfilling prophecy) ou prédiction créatrice.
Le concept est fondé sur l’analyse de la crise de 1929, de l’économie de guerre et des conflits entre communautés ethniques au sein d’une Amérique multiculturelle. Insistant sur les déterminismes sociaux et psychologiques des faits économiques, il permet de jauger les effets performatifs du discours.
Merton postule qu’une assertion est susceptible d’engendrer des comportements humains de nature à valider ses hypothèses, mêmes fallacieuses, en vertu des mécanismes d’adhésion collective qu’elle inspire. Autrement dit, la simple anticipation d’une situation suffit à faire advenir la réalité qu’elle prédit.
Une règle qui se vérifie fréquemment en économie, aussi bien dans l’analyse des crises financières que de la consommation : en 1979, l’annonce par les journaux californiens d’une pénurie d’essence provoque une ruée vers les pompes, engendrant la pénurie escomptée. De façon générale, la simple annonce d’une insuffisance de stocks disponibles d’une ressource ou d’un renchérissement à venir du prix d’un produit entraîne inévitablement des comportements de stockage et de thésaurisation, comme lors du confinement imposé par la pandémie de Covid-19, en 2020, où même les denrées de première nécessité ont manqué dès les premiers jours.
Dessin de Gilles Rapaport
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Le champ d’application de ce mécanisme de prédiction créatrice va bien au-delà de l’économie, puisqu’on le retrouve aussi bien en médecine (effet placebo) qu’en pédagogie (effet pygmalion), en science politique (incidence des sondages sur les comportements électoraux) ou en sciences de l’information et de la communication (story-telling).
Loin de tout fatalisme ou de toute résignation, Merton affirme qu’il existe, à l’inverse, des prophéties autodestructrices (self-defeating prophecy) qui peuvent contrecarrer les effets réalisateurs des prédictions.
Le fait d’annoncer un événement permet une mobilisation collective qui en évite la réalisation, comme lors du passage au troisième millénaire, marqué par le sursaut des discours millénaristes, déclinistes et collapsologistes.
Dans un monde bouleversé par l’apparition de nouvelles technologies d’information et de communication, l’influence du numérique, des réseaux sociaux et de la blogosphère, l’analyse de Merton est plus actuelle que jamais. Elle permet notamment d’envisager une riposte possible aux dommages du complotisme et de la propagation mondiale de fake news qui fragilisent la cohésion collective. Et le discours scientifique sur le climat peut être jugé soit comme incitant au découragement, soit comme exhortation au sursaut.
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