Il ne se passe pas une semaine sans que les médias nous rapportent, au moyen de sondages d’opinion, ce que « les Français » pensent de telle question politique ou sociale. Il existerait ainsi une « opinion publique » dont il serait possible de prendre la température sur toutes sortes de sujets. Si cela semble aller de soi aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi.
C’est au XVIIIe siècle qu’émerge en France l’idée selon laquelle il pourrait être utile de s’informer sur les opinions du peuple1. La monarchie cherche alors à le faire au moyen de « mouches », des indicateurs chargés d’écouter les conversations dans les lieux publics parisiens et d’en rapporter la teneur à la police.
Au cours du siècle suivant, les gouvernements essayeront d’étendre cette surveillance en demandant à des notables installés sur l’ensemble du territoire de se renseigner sur l’état d’esprit de la population locale et de leur faire remonter ces informations.
Des "quotas" douteux
Il faut attendre le début du XXe siècle pour que commence à se développer, aux États-Unis d’abord, la pratique du sondage d’opinion tel que nous le connaissons aujourd’hui2. L’objectif n’est plus alors de surveiller la population, mais d’estimer son positionnement sur de diverses questions politiques ou sociales et d’anticiper au passage le résultat des élections.
D’un point de vue technique, les avancées de la théorie statistique rendent possible, à cette époque déjà, d’obtenir des prédictions électorales satisfaisantes en n’interrogeant qu’un petit nombre de personnes sélectionnées pour représenter dans les bonnes proportions toutes les catégories de la société. Cette technique, dite des « quotas », est bien moins coûteuse à mettre en œuvre que celle qui consiste à questionner au hasard un très grand nombre d’individus pour s’approcher d’un résultat représentatif de l’opinion de l’ensemble de la population.
La méthode des quotas, peu coûteuse et fiable, permettra un essor rapide du sondage d’opinion. De leur côté, des sociologues, tels que Paul Lazarsfeld (1901-1976), se mirent également à sonder des panels d’individus dans un but de recherche, pour comprendre, par exemple, la manière dont évoluent les opinions politiques.
Les "sans opinion" pèsent lourd
D’autres sociologues se sont montrés très critiques envers les sondages d’opinion – moins quant à leur fonctionnement technique ou à leur utilisation en tant qu’outil de recherche que sur la signification réelle de leurs résultats.
La critique sociologique la plus célèbre du sondage d’opinion est le fait de Pierre Bourdieu. Dans un article intitulé « L’opinion publique n’existe pas » (1973), il soutient que cette dernière serait en réalité « construite » et non pas « mesurée » par les sondages.
« L'“opinion publique” qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (“60 % des Français sont favorables à…”), cette opinion publique est un artefact [phénomène artificiel, NDLR] pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions, et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion, qu’un pourcentage. »
Pierre Bourdieu« L’opinion publique n’existe pas. », Les Temps modernes n°318, 1973
En effet, l’opinion publique ne préexisterait pas au sondage : en demandant aux individus ce qu’ils pensent d’un sujet donné, on les pousserait à se prononcer, hors contexte, sur une question qu’ils ne se posent pas nécessairement. Or sur bien des sujets, nous n’aurions souvent pas d’opinion établie et arrêtée.
De plus, en fonction de leur position sociale, tous les individus n’interpréteraient pas de la même manière les questions qui leur sont posées ; leurs réponses ne pourraient donc pas être additionnées ou comparées.
Par exemple, à une question portant sur la pertinence d’une réforme scolaire décidée par le gouvernement, un enseignant répondra peut-être en considérant les avantages ou les inconvénients pédagogiques de la réforme, tandis que d’autres sondés y verront surtout l’occasion d’exprimer ce qu’ils pensent du gouvernement lui-même.
Des questions ambigues
Dans ce contexte, chercher à mesurer les opinions individuelles par questionnaire, puis agréger les réponses pour obtenir l’image d’une prétendue opinion publique, n’aurait tout simplement aucun sens. Il faut cependant souligner que l’on peut accepter certaines des critiques émises par Bourdieu sans pour autant aboutir, comme lui, à la conclusion qu’il n’existe jamais, sur aucun sujet, quelque chose qui s’apparente à une opinion publique pouvant faire l’objet d’une mesure.
Ses critiques peuvent alors être perçues comme des incitations à demeurer prudent face aux résultats des sondages. Par exemple, en se demandant s’ils portent sur des sujets sur lesquels nos concitoyens et nous-même avons réellement une opinion et si les questions posées sont le plus possible dénuées d’ambigüité.
Notes
1. Sociologie de l’opinion publique, C. Jayet, T. Bagur et H. Touzet, Puf, 2020
2. Idem