Science Politique
Tactique du chat mort. En politique, l’art complexe de la diversion médiatique
Pour sortir d’une crise, les stratégies de diversion politique sont nombreuses. Elles requièrent de l’inventivité, des moyens mais aussi une bonne dose de chance.
Julien Marsault
© Midjourney
Imaginez. Vous êtes à la tête du gouvernement et tout d’un coup, à l’annonce d’un projet de loi, les polémiques s’amoncellent. Des manifestations ont lieu dans tout le pays. Vos opposants exultent, les médias ne parlent que de ça et une crise politique s’installe. Plusieurs solutions s’offrent à vous : battre en retraite, ne rien dire ou… faire diversion.
Une petite phrase sur l’immigration lancée à une heure de grande écoute, une visite surprise à l’étranger, la sortie d’un livre façon Confessions intimes. Ça, c’est un classique de la politique. Pour l’expert en communication Philippe Moreau-Chevrolet, il s’agit avant tout de ne pas rester passif. « Dick Cheney, ancien vice-président des États-Unis, disait : si vous ne contrôlez pas l’agenda médiatique, les médias saccageront votre avenir. »
L’objectif est clair : imposer activement ses thèmes de prédilection et son rythme aux débats dans l’espace public. En France, un expert du sujet a été Nicolas Sarkozy, qui avait utilisé la stratégie dite du "carpet bombing", en multipliant les interventions, quitte à saturer l’espace médiatique, pour asseoir son agenda politique.
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Éco-mots
Mise à l’agenda médiatique
Processus par lequel les médias sélectionnent et hiérarchisent les informations qu’ils diffusent, et influencent ainsi l’opinion publique et les autorités politiques sur les problèmes à traiter en priorité. Les médias peuvent mettre en lumière certains phénomènes, populations ou objets, et les présenter comme des enjeux publics nécessitant une intervention ou une décision. La mise à l’agenda public n’est ni automatique, ni neutre. Les médias ne sont pas les seuls acteurs de la mise à l’agenda médiatique : ils interagissent avec d’autres acteurs, comme les mouvements sociaux, les élus, les experts ou les groupes d’intérêts, qui cherchent à faire entendre leur voix et à construire des problèmes publics selon leurs intérêts.
De l’inventivité et une bonne dose d’aléatoire
La récente réforme des retraites en est un bon exemple. Après son adoption, le gouvernement d’Élisabeth Borne n’a eu de cesse de vouloir changer de sujet, contrairement à une partie de l’opposition. Téo Faure, assistant parlementaire, travaille jour après jour pour faire entendre la voix de son député, l’écologiste Benjamin Lucas (EELV-NUPES) : « Les retraites, ça a été une séquence politique particulièrement intense, témoigne cet ancien chargé de la campagne présidentielle de Yannick Jadot. Dès qu’il y a diversion, on commente. On est là pour rappeler les faits. Mais en fait, on est surtout là pour attendre la prochaine séquence en se disant qu’elle sera peut-être la nôtre. »
L’élu a par exemple sorti début février le jeu de cartes 64 Bornes, destiné à critiquer la réforme de manière ludique et quelque peu provocatrice. Interview sur BFMTV, articles dans Le Point, le JDD… Cette couverture médiatique lui a permis de défendre son discours dans l’arène médiatique pendant plusieurs jours. Et s’il suffisait d’une bonne idée ?
Plus facile à dire qu’à faire. Même si l’inventivité est un atout non négligeable, selon Téo Faure, en communication politique, il y a avant tout une bonne dose d’aléatoire. « Il suffit parfois d’une personne un peu influente qui tombe sur une déclaration, un mot qui a été prononcé et qui le ressort pour en faire un sujet. » Les réseaux sociaux jouent un rôle central, au même titre que les organes de presse. Mais à l’inverse, une campagne de diversion savamment orchestrée peut ne pas avoir l’effet escompté, voire se retourner contre son auteur.
Pour s’organiser, certaines structures sont mieux armées que d’autres, notamment au sommet de l’État. « De telles opérations demandent beaucoup de temps, de réflexion et d’investissement, explique Philippe Moreau-Chevrolet. En France, tout est extrêmement centralisé. À l’Élysée, les enjeux sont tellement élevés qu’ils sont obligés de faire attention. Mais même là, il y a beaucoup d’amateurisme. » Les maladresses sont nombreuses. Et si tout n’est évidemment pas calculé, la maîtrise de l’agenda médiatique reste un objectif essentiel pour tous les professionnels de la politique.
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La tactique du chat mort
Certains sont prêts à tout pour changer cet agenda médiatique. Outre-manche, l’ancien premier ministre Boris Johnson a popularisé la technique du "deadcatting". L’idée : en période de crise, balancer un « chat mort » sur la table pour bouleverser l’agenda médiatique et faire diversion. Par exemple en annonçant d’affolantes restrictions de voyage vers la France depuis le Royaume-Uni pendant la pandémie de Covid-19 pour susciter l’indignation et éviter que l’on parle de sa gestion désastreuse de la crise. À l’époque, le gouvernement britannique était critiqué de toutes parts. « C’est une stratégie un peu désespérée, très court-termiste. Le prix à payer est très important », analyse Philippe Moreau-Chevrolet. Et les effets sur la confiance de la population envers les élus sont délétères.
Même si la technique est encore peu utilisée en France, l’expert en communication estime qu’avec l’avènement des réseaux sociaux, « il s’agit de provoquer la colère délibérément. Autrefois, on appelait ça des boules puantes. Sauf qu’aujourd’hui, on le fait y compris contre soi. » Qui ne s’est pas déjà offusqué de la parole d’un ministre sur Twitter, oubliant la polémique de la veille ? Une attitude qui n’est pas sans rappeler le style brutal de Donald Trump, qui inspire bon nombre de politiques.
Faire scandale, jouer de sa propre caricature, c’est l’apanage de la secrétaire d’État Marlène Schiappa. Début avril, elle avait créé la polémique en posant en Une du magazine coquin Playboy, quelques jours après l’affaire du fonds Marianne, réseau dont elle avait la charge et désormais visé par une enquête parlementaire pour détournement de fonds publics. Dans le paysage politique, on soupçonne une tentative de diversion. « Elle est assez autonome, pour ne pas dire totalement kamikaze, analyse Philippe Moreau-Chevrolet. Marlène Schiappa expérimente des choses, elle est parfois très brillante, parfois extrêmement catastrophique. Elle est en roue libre. »
En période de crise, d’autres préfèrent éviter de faire des vagues, utilisent quelques éléments de langage ici et là puis « font le dos rond », comme l’actuel ministre de l’Économie, Bruno le Maire. Autre technique bien connue et souvent utilisée par l’ancien président Nicolas Sarkozy et ses proches : complexifier délibérément une affaire lorsque l’on se retrouve face à la justice pour que l’on n’y comprenne plus rien.
Mais selon l’expert en communication, la meilleure technique de diversion reste de préempter le récit médiatique, de couper l’herbe sous le pied de ses détracteurs. Fin 2021, l’ancien ministre de l’Écologie Nicolas Hulot s’était exprimé sur BFMTV avant même la diffusion d’une émission d’Envoyé spécial faisant état d’accusations d’agression sexuelles à son encontre. Une technique dévastatrice pour les victimes selon Philippe Moreau-Chevrolet, compliquée à mettre en place mais diablement efficace.
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Dans le programme de SES
Première. « Comment se forme et s’exprime l’opinion publique ? »
Seconde. « Comment s’organise la vie politique ? »
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