Sociologie

Théorie du piège abscons : le leader doit savoir renoncer

Un décideur doit parfois savoir revenir sur une décision qu’il a prise… Pas simple et à contre-courant du mythe du chef omniscient.

Isabelle Barth, professeure des universités en management
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© Getty Images

Dans l’entreprise, la persévérance est largement valorisée et la satisfaction d’avoir eu raison envers et contre tous est un attribut prestigieux du leader visionnaire qui a su viser et atteindre un objectif auquel personne ne croyait. Pourtant, la réalité est tout autre !

Être un leader responsable, c’est d’abord ne pas tomber dans le piège abscons, car le patron pourrait bien entraîner dans la ruine les salariés qui dépendent de lui. Mais qu’est-ce donc, le piège abscons, en théorie de la décision ?

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C’est celui dans lequel on tombe quand on poursuit obstinément un but sous le prétexte qu’il a demandé un investissement important. Parfois, pire encore, on y investit encore plus de temps, d’énergie et d’argent, contre toute rationalité. On retrouve le piège abscons dans la vie quotidienne : quand on attend un bus qui n’arrive pas parce que, justement, on l’a déjà beaucoup attendu. Il est aussi au cœur de l’acharnement du joueur qui veut se refaire à tout prix.

Le cas Kodak

On le note aussi dans des décisions stratégiques et politiques au plus haut niveau : s’obstiner à investir sans limites dans le lancement d’un produit alors qu’il ne rencontre pas son marché, envoyer au front toujours plus de militaires pour tenter de gagner une guerre qui s’éternise. La liste est innombrable. C’est le cas de l’entreprise Kodak. Alors qu’ils maîtrisaient la technologie de la photographie numérique dès les années 80, ses dirigeants ont obstinément continué à produire des pellicules argentiques. Quand ils ont enfin sorti leur appareil numérique, en 1996, il était trop tard !

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La théorie de l’engagement

Le piège abscons est d’autant plus dangereux qu’on s’y enferme souvent soi-même. Par quel mécanisme ? La « théorie de l’engagement » nous en livre les clés. Elle nous dit que nous ne sommes pas engagés par nos idées, nos convictions ou nos sentiments, mais par nos conduites effectives, par les actes pratiques que nous accomplissons. Nos actes nous engagent, car nous cherchons à les rationaliser en adoptant après coup une doctrine managériale susceptible de les justifier. 

Le piège abscons se referme quand nous sommes si intimement persuadés du bien-fondé de ce que nous faisons que nous ne voyons pas que c’est en contradiction avec les faits, les résultats ou même nos croyances. Il est très difficile d’avouer s’être trompé devant un ensemble de personnes sous votre responsabilité. On préfère défendre son projet, sa solution, son scénario, coûte que coûte : on va garder un collaborateur incompétent pour justifier le temps et l’argent dépensés pour son recrutement et sa formation ; on continue à investir dans une activité sans avenir.

Laisser son ego de côté

La seule façon de sortir du piège abscons, c’est de le décider. Et donc d’admettre ses erreurs. Plus le temps passe, plus le stock d’engagement grandit et plus c’est difficile. Il faut du courage, celui de lutter contre son amour-propre, de ne pas chercher des coupables et d’admettre sa part de responsabilité, le courage d’écouter ceux qui nous alertent et pas uniquement ceux qui nous courtisent. Le leader doit comprendre que son plus grand ennemi, c’est peut-être lui-même. Dans sa gestion des risques, il ne doit pas l’oublier.

Lire aussi : Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens  R.V. Joule et J.L. Beauvois, Presses Universitaires de Grenoble, 2014

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