Sociologie
Transfuge de classe. « Docteur en physique ? Là d'où je viens, c'est loin d'être la norme »
Sélection abonnésIssus tous deux de milieux modestes, Vincent et Christopher ont réussi, grâce à leurs études, à intégrer une catégorie sociale supérieure. Mais ils ne se sentent pas complètement acceptés et constatent que la méritocratie fonctionne au compte-gouttes.
Audrey Fisné-Koch
© Frederic MAIGROT/REA
« Là d’où je viens, l’élevage, les vaches, c’est toute notre vie, dit Vincent. C’est sûr qu' à Paris, dire ça, ça peut te faire passer pour un pécore. » Originaire de Mayenne (Pays de la Loire), le trentenaire vit depuis quatre ans dans la capitale. Il y termine une thèse en physique expérimentale. C’est un « domaine porteur dans lequel de nombreuses technologies se développent, cela me donne du choix pour l’avenir ». D’ici quelques jours, il devrait être officiellement diplômé d’un doctorat. « Là d’où il vient », ce n’est pas la norme.
Vincent a grandi dans une famille d’agriculteurs. Son père et sa mère géraient un élevage laitier. Avant eux, les grands-parents de Vincent possédaient déjà des parcelles où paissaient les vaches. Ils n’ont pas fait d’études supérieures et n’ont jamais quitté leur région d’origine. D’après l’Insee, en 2015, sur 100 fils d’agriculteurs, 26,6 exerçaient la même profession que leur père. En d’autres termes, dans le monde paysan, la mobilité sociale n’est pas évidente.
« Là d’où je viens, l’élevage, les vaches, c’est toute notre vie, dit Vincent. C’est sûr qu' à Paris, dire ça, ça peut te faire passer pour un pécore. » Originaire de Mayenne (Pays de la Loire), le trentenaire vit depuis quatre ans dans la capitale. Il y termine une thèse en physique expérimentale. C’est un « domaine porteur dans lequel de nombreuses technologies se développent, cela me donne du choix pour l’avenir ». D’ici quelques jours, il devrait être officiellement diplômé d’un doctorat. « Là d’où il vient », ce n’est pas la norme.
Vincent a grandi dans une famille d’agriculteurs. Son père et sa mère géraient un élevage laitier. Avant eux, les grands-parents de Vincent possédaient déjà des parcelles où paissaient les vaches. Ils n’ont pas fait d’études supérieures et n’ont jamais quitté leur région d’origine. D’après l’Insee, en 2015, sur 100 fils d’agriculteurs, 26,6 exerçaient la même profession que leur père. En d’autres termes, dans le monde paysan, la mobilité sociale n’est pas évidente.
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Éco-mots
Cette reproduction s’oppose à la mobilité sociale et signifie que les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents. On parle alors de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. Cette reproduction s’opère par la transmission d’un héritage économique, mais surtout culturel par la famille, ce qui permet aux enfants de maintenir leur position sociale.
Source : « Une nouvelle mesure de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France », Insee 2022.
Prépa à Caen
Dans la famille de Vincent, pas question de faire comme Papa. « Dès mon plus jeune âge, mon père m’a dit : “Choisis n’importe quel métier, mais pas agriculteur. C’est difficile et c’est incertain.” Mon père lui-même était déçu par la réalité de la gestion d’une exploitation. » C’est donc vers les sciences que se tourne Vincent.
Après avoir obtenu son bac dans un lycée situé à 40 minutes de chez lui, il intègre une Classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) à Caen, la grande ville la plus proche : « Grâce à un camarade très studieux, j’ai découvert l’existence de la prépa », se souvient-il.
En CPGE, très peu d’élèves viennent de familles modestes : 7,1 % d’entre eux sont des enfants d’ouvriers, 10,8 % des enfants d’agriculteurs et 51,9 % des enfants de cadres supérieurs, selon les chiffres du ministère de l’Éducation nationale, en 2018.
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En 2015, sur 100 fils d'agriculteurs, 26,6 exerçaient la même profession que leur père. (Crédits : iStockphoto/jeangill)
La transition n’a pas été simple. « À côté des enfants de cadres ou de médecins, j’avais le sentiment de ne pas être à ma place. Je n’avais pas les “codes”, qu’ils soient sociaux ou culturels [ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme “habitus”, NDLR], se souvient-il. M’intégrer dans les conversations avec aisance était compliqué. Je me suis senti souvent bête à cause de mon accent ou de mon manque de culture. Il m’est même arrivé de m’interdire de parler ! ».
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Mais Vincent s’accroche. De bons résultats scolaires lui permettent d’accéder à Grenoble INP-Phelma, une école d’ingénieurs. Il y rencontre Christopher, qui deviendra l’un de ses meilleurs amis, mais qui est avant tout, dans sa classe, l’un des seuls camarades également d’origine modeste, comme lui…
Éco-mots
Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue holiste, considère que la société « forme » l’individu grâce à la socialisation. Il développe la notion d’habitus qui fait le lien entre l’individu et la société. Les comportements des groupes sociaux s’expliquent simplement par l’origine sociale, c’est-à-dire par l’environnement structuré en trois types de capital : économique (les revenus et le patrimoine), culturel (les savoirs, y compris ceux formalisés par les diplômes, les savoir-faire, les pratiques, les goûts…) et social (les réseaux de connaissances et de relations de la famille).
Le SMIC toute leur vie
Le parcours des deux acolytes est similaire : passionné d’astrophysique depuis toujours, Christopher a lui aussi rejoint une classe parce qu’un copain du lycée lui en avait parlé. « À l’époque, je ne savais même pas ce qu’était un ingénieur », s’amuse-t-il. Lui, ce n’est pas au milieu des prairies qu’il a grandi, mais dans le 10e arrondissement de Marseille, « un quartier de classe moyenne ».
Même si, dans sa résidence, vivaient surtout des familles modestes. Ses parents ont commencé à travailler dès l’obtention de leur brevet des écoles. Tous les deux ont multiplié les jobs, majoritairement dans la restauration : cuisinier, serveuse puis propriétaires d’un restaurant. Ils ont gagné le SMIC toute leur vie.
Cuisinier, serveuse, gérants d'un établissement à Marseille... Les parents de Christopher ont multiplié les jobs dans la restauration toute leur vie. (Crédits : DR)
Pour autant, « on ne parlait jamais d’argent dans ma famille ». Plus jeune, il passait chaque été à donner un coup de main dans le restaurant de ses parents. « Les pourboires, je les glissais dans la caisse parce que vis-à-vis de mon père et de ma mère, ça m’aurait gêné de les garder. »
L’argent, facteur déterminant
L’argent a pourtant été un critère déterminant dans son parcours. Si Christopher a opté pour une école d’ingénieurs publique, « c’est parce que je ne pouvais pas payer un bras pour mon diplôme. Heureusement, j’étais boursier, ce qui m’exonérait des frais d’inscription. Sans cela, je n’aurais tout bonnement pas passé les concours. » Il est aujourd’hui docteur en physique des particules et ingénieur chercheur dans une grande entreprise.
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Comme Vincent, Christopher est ce que l’on appelle un « transfuge de classe » : il a changé de groupe social. Ses parents, retraités à Marseille, gagnent chacun le minimum vieillesse (953,45 euros par mois) alors que lui touche 2 600 euros net par mois. Mais ils ne parlent toujours pas d’argent en famille. Quant à ses habitudes ? « Bien sûr j’ai conscience de ce que coûtent les choses, mais je ne compte plus comme avant quand j’achète. Ça me fait dire que je vis bien. »
Christopher (au centre) est une exception : issu d'un milieu modeste, il a obtenu son doctorat en physique après être passé par une école d'ingénieurs. Il a soutenu sa thèse au CEA Saclay. (Crédits : DR)
Éco-mots
Transfuge de classe
Individu qui a changé de groupe social au point de ressentir un décalage entre sa socialisation primaire et celle de son nouveau milieu. Ce passage est souvent ressenti comme conflictuel.
Syndrome de l’imposteur
Et le mérite dans tout ça ? Quand on demande aux deux amis s’ils estiment que c’est grâce à leurs efforts qu’ils ont pu prendre l’ascenseur social, ils ne l’affirment que pour eux-mêmes.
À leurs yeux, la méritocratie est largement un mythe républicain. « Depuis la prépa, ce sont toujours les mêmes profils socio-économiques privilégiés que je côtoie. Des enfants de hauts fonctionnaires, de profs agrégés ou d’ingénieurs. Il y a très peu de mixité. Je sais que l’on ne vient pas du même monde », rapporte Christopher. Il se bat encore aujourd’hui avec le syndrome de l’imposteur : il n’est pas certain à 100 % d’avoir le droit d’être arrivé là où il est.
Éco-mots
Un modèle méritocratique est un idéal d’organisation sociale qui tend à promouvoir les individus – dans différents corps sociaux (école, université, grandes écoles, institutions civiles ou militaires, monde du travail, administrations, etc.) – en fonction de leur mérite (aptitude, travail, efforts, compétences, intelligence, vertus) et pas selon leur origine sociale (comme dans un système de classes), leur richesse (reproduction sociale) ou leurs relations individuelles (système de népotisme).
Vincent renchérit : « Quand tu viens d’un milieu social populaire, c’est difficile de t’en extraire. Tu n’as pas beaucoup de choix pour ton avenir. Il y a les bourses, c’est une aide financière, mais elle est insuffisante. Il y a aussi le manque de capital culturel. Quand tes parents n’ont ni les moyens, ni surtout le temps de t’emmener au musée, ta culture fait du surplace. Même chose pour le capital social. Quand j’étais petit, on ne recevait pas beaucoup de monde à la maison. Il n’a jamais été question de pouvoir compter sur un quelconque réseau… ».
Le goût amer de l'ascenceur social
Avec cette batterie d’inégalités installées entre les jeunes issus des classes privilégiées et ceux qui sont issus des classes populaires, changer de classe est un défi et la reproduction sociale, la norme. Les deux ingénieurs y ont échappé et ils ont conscience de faire partie des exceptions.
Pourtant, leur ascension leur laisse un goût amer : « On ne se sent jamais totalement accepté dans notre nouvelle classe, alors qu’on s’éloigne chaque jour un peu plus de là d’où on vient », résume Vincent. Avec le risque de n’être nulle part. D’ailleurs, il n’exclut rien : « Peut-être qu’un jour, finalement, je retournerai à la ferme. »
Pour aller plus loin
Le Destin au berceau : inégalités et reproduction sociale, Camille Peugny (Le Seuil, 2013)
Changer : méthode, Édouard Louis (Le Seuil, 2021)
La Fabrique des transclasses, Chantal Jaquet, Gérard Bras (PUF, 2018)
La Place, Annie Ernaux (Gallimard, 1983)
Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les éditions de Minuit, 1964)
Dans le programme de Terminale SES
« Quels sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ? »
« Quelle est l'action de l'École sur les destins individuels et sur l'évolution de la société ? »
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