En début d’année, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, a créé la polémique en annonçant vouloir confier au CNRS une enquête pour distinguer les « recherches militantes » des « recherches scientifiques » au sein des départements de sciences sociales des universités françaises.
Selon la ministre, de trop nombreux chercheurs dans ce domaine utiliseraient leur position académique non pas pour faire et enseigner de la science, mais comme tribune pour élaborer et diffuser leurs points de vue idéologiques sur la société.
Cette déclaration polémique a mis sur le devant de la scène médiatique une question qui traverse toute l’histoire de la discipline : les sociologues peuvent-ils et doivent-ils faire abstraction de leurs opinions, valeurs et positions idéologiques dans leur travail de recherche et d’enseignement ?
« Neutralité axiologique »
Il y a plus d’un siècle, le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) défendait le principe selon lequel les sociologues enseignant à l’université doivent transmettre leurs connaissances scientifiques aux étudiants en s’interdisant de leur imposer leurs propres valeurs et opinions sur la société.
En début d’année, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, a créé la polémique en annonçant vouloir confier au CNRS une enquête pour distinguer les « recherches militantes » des « recherches scientifiques » au sein des départements de sciences sociales des universités françaises.
Selon la ministre, de trop nombreux chercheurs dans ce domaine utiliseraient leur position académique non pas pour faire et enseigner de la science, mais comme tribune pour élaborer et diffuser leurs points de vue idéologiques sur la société.
Cette déclaration polémique a mis sur le devant de la scène médiatique une question qui traverse toute l’histoire de la discipline : les sociologues peuvent-ils et doivent-ils faire abstraction de leurs opinions, valeurs et positions idéologiques dans leur travail de recherche et d’enseignement ?
« Neutralité axiologique »
Il y a plus d’un siècle, le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) défendait le principe selon lequel les sociologues enseignant à l’université doivent transmettre leurs connaissances scientifiques aux étudiants en s’interdisant de leur imposer leurs propres valeurs et opinions sur la société.
Ce principe nommé Wertfreiheit en allemand – qui fut mal traduit en français par l’expression « neutralité axiologique1 », mieux vaudrait parler de « non-imposition des valeurs » – est aujourd’hui encore au centre des discussions.
Pierre Bourdieu (1930-2002), par exemple, y fait référence lorsqu’il évoque son évolution personnelle sur la question.
Éco-mots
Pierre Bourdieu (1930-2002)
Auteur de La Distinction (1979), il a principalement étudié la reproduction des hiérarchies sociales et les conflits de classes qui en découlent.
Dans une correspondance qui nous est restée, le sociologue français indique qu’en début de carrière, il était « très préoccupé du respect des principes de neutralité axiologique (Wertfreiheit) que Max Weber avait définis »2, mais qu’il a changé de position en dernière partie de carrière : « J’ai pris de plus en plus conscience du piège que pouvait représenter une recherche sociologique dont les acquis restaient l’affaire des professionnels de la sociologie »3.
Opinion, connaissance, expérience
Pour Max Weber, un professeur ne doit pas profiter de sa position dominante pour imposer ses opinions aux étudiants :
« Dans l’amphithéâtre, où l’on fait face à ses auditeurs, ceux-ci doivent se taire et c’est au professeur de parler, et je considère comme irresponsable d’exploiter cette situation dans laquelle les étudiants sont contraints, pour leur formation, de suivre le cours d’un professeur et où il n’y a personne qui s’oppose à lui par la critique, pour marquer ses auditeurs de son opinion personnelle au lieu […] de les faire profiter de ses connaissances et de son expérience scientifique. »
Le Savant et le politique, M. Weber, 2003 (1919), La Découverte
Selon Bourdieu, en effet, une des tâches centrales de la sociologie est de comprendre les mécanismes, souvent invisibles, par lesquels certains individus se retrouvent à dominer le reste de la société, tandis que les autres sont condamnés à occuper des positions sociales moins enviables.
Or, pense Bourdieu, il est du devoir du sociologue de révéler publiquement l’existence de ces mécanismes de domination afin de permettre aux dominés de les combattre : « la sociologie est un sport de combat » au service des catégories les moins favorisées de la population.
De ce point de vue, c’est donc une valeur de justice sociale qui doit motiver et diriger la recherche, l’enseignement et la transmission des savoirs sociologiques. Autrement dit, loin d’une quelconque « neutralité », les valeurs et l’engagement social du chercheur sont au cœur même de sa démarche scientifique.
Mélange des genres
Une telle position ne fait évidemment pas l’unanimité dans la discipline. La sociologue Nathalie Heinich, par exemple, s’y oppose fermement : « À cumuler la posture du chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l’acteur qui tente d’agir sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais et de la politique de campus. »4
Il faut pourtant admettre qu’il est illusoire d’imaginer que les sociologues puissent faire abstraction de leurs valeurs dans leur travail scientifique. Étudiant le fonctionnement d’une société dont ils sont eux-mêmes membres, ils ne peuvent éviter d’avoir un point de vue moral ou politique sur les objets qu’ils observent.
Toute la difficulté consiste alors, pour les sociologues, à ne pas plaquer leurs conceptions préétablies ou leurs positions idéologiques sur leurs données d’observation pour les contraindre à dire ce qu’ils voudraient entendre.
Les chercheurs en sciences sociales devraient toujours accepter d’être surpris, voire démentis par le résultat de leur travail empirique. C’est à ce prix que la sociologie, à défaut d’être « neutre », peut constituer une entreprise scientifique.
Notes
1. L’adjectif « axiologique » signifie « par rapport aux valeurs ».
2 et 3. « Neutralité axiologique », science et engagement, L. Pinto, 2011. Une lettre de Pierre Bourdieu. Savoir/Agir, 2 (16), p. 110 et p. 112.
4. Ce que le militantisme fait à la recherche, N. Heinich, Gallimard, 2021