Sociologie
Veblen. La consommation ostentatoire, levier de domination, moteur d’imitation
Sélection abonnésPourquoi les classes supérieures gaspillent-elles temps et argent dans une société capitaliste prônant la rationalité des comportements économiques, l’efficacité du travail, l’accumulation des richesses et l’optimisation des ressources ? Pour l’économiste Thorstein Veblen, il s’agit d’impressionner les « inférieurs ».
Martial Poirson
Représentation fictive numérique de Thorstein Veblen en train d'écrire
© Midjourney
La thèse originelle de Thorstein Veblen
Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi.
Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. Autrement dit, le critère du convenable en matière de consommation nous est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que nous-mêmes. On en arrive alors, et surtout dans les sociétés où les distinctions de classe sont moins nettes, à rapporter les diverses normes de consommation aux habitudes de comportement et de pensée en honneur dans la classe la plus haut placée tant par le rang que par l’argent, celle qui possède et richesse et loisir.
La thèse originelle de Thorstein Veblen
Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime. En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi.
Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. Autrement dit, le critère du convenable en matière de consommation nous est toujours proposé par ceux qui jouissent d’un peu plus de crédit que nous-mêmes. On en arrive alors, et surtout dans les sociétés où les distinctions de classe sont moins nettes, à rapporter les diverses normes de consommation aux habitudes de comportement et de pensée en honneur dans la classe la plus haut placée tant par le rang que par l’argent, celle qui possède et richesse et loisir.
Si l’on met à part l’instinct de conservation, c’est sans doute dans la tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite. Les activités vraiment importantes de l’homme n’ont qu’un seul et unique but, à savoir l’acquisition de la plus grande quantité possible de richesse, et se trouve découragé tout labeur qui ne rapporte rien.
D’ordinaire, la classe des loisirs est largement à l’abri des nécessités économiques dont la contrainte se fait sentir dans toute la société moderne hautement industrialisée. Les nécessités de la lutte pour la vie sont moins dures pour cette classe que pour aucune autre. Dans cette situation privilégiée, nous devons nous attendre qu’elle fasse la sourde oreille aux injonctions de l’heure et qu’elle se soucie moins que toute autre classe d’aménager les institutions, comme le veut le nouvel état des techniques industrielles. La classe de loisir, c’est la classe conservatrice.
Si les membres de la classe fortunée ne cèdent pas aussi facilement que les autres hommes à l’exigence d’innovation, c’est qu’ils n’y sont pas contraints. Ce conservatisme est un trait si saillant qu’on est même amené à le tenir pour une preuve de respectabilité. Le conservatisme caractérise la classe supérieure : il est de bon ton. L’innovation se manifeste dans la classe inférieure : elle est vulgaire. Les gens parfaitement prospères sont des conservateurs, parce qu’ils n’ont guère sujet de se plaindre de l’état présent des choses.
Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899)
Qui suis-je ?
Économiste et sociologue américain d’origine scandinave, Thorstein Bunde Veblen (1857-1929) est, avec Les Ingénieurs et le système des prix (1921), l’un des inspirateurs du « mouvement technocratique » aux États-Unis dans les années 1930. Il prône un système industriel et social fondé sur une gouvernance régie par des entreprises d’État pilotées, non par des financiers, considérés comme corrompus, mais par des experts qualifiés aux méthodes scientifiques. Leur objectif est de maximiser la production afin d’atteindre l’abondance. Partisan de la nationalisation et de la centralisation de l’industrie, c’est l’un des maîtres à penser du président Roosevelt et de sa politique de New Deal après la Grande Dépression.
Pour aller plus loin > Thorstein Veblen et la consommation ostentatoire
L'analyse par Martial Poirson, Professeur d'économie à l’Université Paris 8.
« Détruisez la classe oisive, vous détruirez la civilisation », met en garde le banquier John Pierpont Morgan à partir d’une lecture erronée de la Théorie de la classe de loisir, publié en 1899. Car le raisonnement de Veblen, loin de toute visée révolutionnaire, s’en tient à une stricte observation de l’influence des institutions et des normes sociales sur les comportements économiques des individus comme des entreprises.
Ce qui en fait un des principaux représentants du courant institutionnaliste, opposé au courant marginaliste alors dominant, selon lequel les décisions des agents économiques seraient motivées par le seul calcul rationnel. « Cet homme économique, dont l’unique affaire est l’égoïsme, dont la prudence est le seul trait d’humanité, ne présente aucune utilité pour les tâches de l’industrie moderne. Car l’industrie moderne exige qu’on s’absorbe dans son travail impersonnellement et sans chercher à faire envie », conclut-il, prophétisant l’avènement d’une ère nouvelle.
Le mérite de son analyse tient essentiellement à la mise en évidence des ressorts principaux de la consommation que sont, selon lui, la compétition et l’émulation, à l’opposé de la satisfaction des besoins individuels sous condition de ressources de la théorie économique en vigueur.
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À partir de l’observation des loisirs des clients des hôtels de luxe, villes balnéaires, croisières, stations de ski, golfs ou hippodromes, il identifie des pratiques de consommation spécifiques de la haute bourgeoisie, de l’aristocratie, des rentiers et des nouveaux riches, soustraites aux nécessités impératives de la subsistance.
Ces classes supérieures se caractérisent par une consommation ostentatoire (conspicuous consumption), recherchant dans l’acquisition de biens et services rares et chers un puissant ressort de distinction. Celle-ci repose sur la compétition pécuniaire et une forme d’émulation entretenue entre élites, source d’innovations sociales et culturelles. Elle contraste avec le conformisme de la consommation de masse des classes populaires, dont l’acquisition de biens augmente à mesure que leurs prix unitaires diminuent, même si elles tendent à imiter, avec retard, les stratégies distinctives des classes supérieures.
Au sein de la théorie des biens, l’économiste et sociologue a donné son nom à l’« effet Veblen », selon lequel l’augmentation du prix de certains produits de luxe (voitures de course, haute couture, grandes marques) entraîne l’augmentation contre-intuitive et paradoxale de leur consommation par les catégories les plus fortunées, par contraste avec les biens normaux, dont la consommation diminue quand le prix augmente.
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C’est précisément parce qu’elles aspirent aux modes de vie de la classe supérieure que les classes populaires sont, à leur insu, force de changement social et de progrès économique, là où les élites, soucieuses de maintenir un ordre social qui leur est directement profitable, se caractérisent par le conservatisme de ceux qui jouissent du monde comme il va. La consommation est donc à la fois un marqueur social et un indicateur de conscience politique.
Une telle analyse constitue par conséquent un déplacement de l’analyse de la compétition entre les classes sociales au sein du capitalisme industriel et un changement de paradigme : alors que Karl Marx l’envisage du point de vue de la lutte pour l’appropriation des moyens de production, Veblen préfère l’expliquer par la rivalité entre pratiques de consommation, fondée sur l’envie et le désir mimétique plutôt que sur la rivalité et le conflit.
Veblen dans l'histoire de la pensée
Le précurseur
Le philosophe et sociologue HERBERT SPENCER (1820-1903), sur lequel Veblen a fait sa thèse, est une source d’inspiration fondamentale de sa propre théorie. Il reconnaît dans sa pensée une voie de contestation du modèle utilitariste prôné par l’orthodoxie néoclassique, qu’il considère comme « irrémédiablement dépassée ». Il en tire une attention particulière aux déterminismes extra-économiques des comportements marchands.
Partisan d’une science économique évolutionniste, sur le modèle du darwinisme des sciences de la vie, Spencer met en évidence la survie des plus aptes dans les sociétés organisées et insiste sur la sélection naturelle.
Il met en évidence les stratégies d’adaptation, d’apprentissage, d’imitation, de sélection et d’évolution dans les comportements économiques en société, prenant ses distances vis-à-vis de la théorie du choix rationnel.
Sa pensée est étayée par une philosophie de l’Histoire voyant dans la naissance du capitalisme l’avènement de sociétés industrielles ouvertes, dynamiques, productives, individualistes, fondées sur le contrat et la liberté. Elles sont selon lui destinées à éclipser les sociétés militaires fondées sur des valeurs guerrières, hiérarchiques, holistes, figées et repliées sur elles-mêmes.
Spencer décrit un avenir anarcho-capitaliste voué à faire disparaître ou à placer au second plan l’État, devenu archaïque et obsolète, comme il s’en explique dans Le Droit d’ignorer l’État (1850), son ouvrage le plus connu. Il préconise un État minimal réduit à une fonction de strict maintien de la sécurité, dont l’individu peut à tout moment s’affranchir dès lors qu’il outrepasse son périmètre d’action très limité.
L’adversaire
Le journaliste, linguiste et libre penseur HENRY LOUIS MENCKEN (1880-1956), surnommé le « Nietzsche américain », compte parmi les critiques les plus influents du XXe siècle. Il est l’auteur de The American Language (1919), étude de référence sur l’utilisation de l’anglais tel qu’il est parlé aux États-Unis.
Il se montre très critique à l’égard de la théorie de la classe des loisirs de Veblen, affirmant que le comportement de consommation des classes supérieures et des nouveaux riches répond à un désir de satisfaction escomptée et à une volonté d’accroissement de l’utilité, bien plus qu’à une stratégie d’ostentation.
Entre 1919 et 1927, il publie une série de Préjudices, dont la première, dès 1919, porte précisément sur les leçons du professeur Veblen. On peut y lire l’interrogation suivante, exprimée avec une ironie dont il est coutumier : « Est-ce que j’apprécie un bon bain parce que je sais que John Smith n’en a pas les moyens, ou parce que j’aime être propre ? Est-ce que j’admire la Cinquième Symphonie de Beethoven parce qu’elle est incompréhensible pour les membres du Congrès et les méthodistes, ou parce que j’aime vraiment la musique ? Est-ce que je préfère la tortue à la Maryland au foie frit parce que les laboureurs doivent se contenter de foie, ou parce que la tortue est intrinsèquement meilleure ? ».
Mencken concède toutefois que jouer au golf ou naviguer en yacht est une activité de loisir récréatif purement ostentatoire sans la moindre utilité. Au lieu de considérer qu’une élite est supérieure aux autres classes sociales par sa naissance, son origine sociale ou ethnique, il estime que chaque groupe humain (Afro-Américains, artistes, journalistes) produit ses propres élites et que les individus supérieurs au sein d’un groupe sont précisément ceux qui savent s’affranchir des jugements dédaigneux de leur groupe d’appartenance pour se faire reconnaître et estimer.
L’héritier
L’analyse des pratiques de gaspillage et de dépense improductive développée par Veblen se retrouve, en dehors du contexte occidental, sous la plume de l’anthropologue MARCEL MAUSS (1872-1950), à travers l’analyse du potlatch (terme signifiant nourrir en chinook, la langue des Indiens habitant la côte du Pacifique Nord).
Le terme apparaît dans un essai sur les variations saisonnières chez les Inuits dès 1905, puis dans le célèbre Essai sur le don (1924) à propos de pratiques cérémonielles des tribus amérindiennes de l’océan Pacifique jusqu’aux Indes. Il désigne, selon l’anthropologue, un système d’échange symbolique entre tribus fondé sur le don qui oblige, et le contre-don réciproque propre à des économies de subsistance qui refusent l’accumulation des richesses.
Transformant la « guerre de sang » en « guerre de richesses », les clans s’affrontent symboliquement dans des grandes cérémonies d’échanges d’objets précieux, chacun cherchant à surpasser l’autre dans le don, voire de destruction rituelle d’objets précieux, l’objectif étant de « briller ou disparaître ». Une pratique rituelle consistant à gaspiller volontairement ses richesses qui s’apparente à un sacrifice permettant de désamorcer la potentielle violence collective déclenchée par le désir d’appropriation du bien d’autrui.
Cette pratique a été dévoyée et instrumentalisée par les premiers colons qui cherchaient à spolier les autochtones en troquant des métaux précieux contre des bibelots et de la camelote sans valeur marchande. Cet échange inégal fait la démonstration de la valeur sociale, culturelle, morale et symbolique de l’échange, dans la droite ligne de la théorie de Veblen, à laquelle elle donne une portée idéologique inédite.
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