Une enquête de l’IFOP a fait couler beaucoup d’encre en ce début d’année : à l’heure des réseaux sociaux, les jeunes se montreraient bien plus crédules que leurs aînés envers le paranormal et diverses « vérités alternatives » (platisme, astrologie, créationnisme, etc.)1. Adhérant davantage à des thèses conspirationnistes et à des croyances irrationnelles, ils seraient plus méfiants vis-à-vis de la science.
La synthèse de cette enquête indique ainsi que « la tendance au “désenchantement du monde” – caractérisant le développement de la science au détriment du religieux et autres disciplines de mancie – semble s’inverser : les jeunes adhèrent davantage à ces pseudo-sciences qui leur donnent une vision enchantée et simplifiée du monde ».
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Retour à Weber
Max Weber est connu pour avoir théorisé les phénomènes de « rationalisation » et de « désenchantement du monde ». Il brosse dans des pages célèbres une histoire générale de la stratification sociale en fonction de l’évolution des « images du monde ».
La période moderne serait caractérisée par « l’intellectualisation et la rationalisation croissantes », autrement dit par le fait « qu’il n’y a en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui entre en jeu », et que l’on peut « maîtriser [en principe] toute chose par le calcul ». C’est le fameux « désenchantement du monde » : nous n’avons plus « à recourir à des moyens magiques pour maîtriser les esprits ou les solliciter ».
Ces processus de rationalisation et de désenchantement du monde, initiés dans le judaïsme et la pensée scientifique grecque antiques, trouveraient dans la Réforme protestante un catalyseur : comme Weber l’expose dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, la conception puritaine de l’homme et du monde a « favorisé la tendance à une vie bourgeoise, économiquement plus rationnelle, elle en fut le facteur le plus important, [et] a veillé sur le berceau de l’homo œconomicus moderne ». Tandis que le travail agricole est soumis aux forces naturelles, imprévisibles et inconnues « qu’on ne peut pas percer à jour mais seulement interpréter par l’imagination, écrit-il, l’existence économique de la bourgeoisie repose sur un travail constant et rationnel ». L’émergence du capitalisme à l’époque moderne impliquerait donc une « perte de la relation immédiate avec la réalité plastique et vitale des forces naturelles ».
La reconfiguration historique des modes d’action (l’action « rationnelle en finalité » supplante peu à peu les actions « rationnelle en valeur », « émotionnelle » et « traditionnelle ») engendrerait de lourdes conséquences idéologiques (désenchantement du monde), mais aussi morphologiques : dans la mesure où le puritanisme protestant implique la critique des superstitions, des fausses autorités et valorise la liberté de conscience, il constituerait encore l’une des racines de l’individualisme contemporain. La domination charismatique et traditionnelle du clergé s’effacerait par ailleurs au profit d’une domination « bureaucratique » et d’une contractualisation généralisée des rapports sociaux, vidés de leur composante émotionnelle.
De nouveaux bricolages idéologiques
Depuis les années 1960, la théorie générale de la sécularisation énoncée par Weber a été ébranlée par la prise en compte des Nouveaux Mouvements Religieux et des communautés charismatiques et émotionnelles alors florissantes.
Le bricolage idéologique New Age, qui fait la part belle à l’accomplissement de soi, a toutefois été lui-même précédé, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, par le mouvement occultiste et son syncrétisme scientifico-orientalisant2. On peut donc se demander si le désenchantement du monde, décuplé par la rationalisation capitaliste du travail, est un mythe ou une réalité.
L’enquête récente de l’IFOP sur les croyances « irrationnelles » des jeunes penche vers la première option : la rationalité économique ne s’étend pas à tous les domaines de l’existence, et n’implique pas de manière mécanique une démagification du monde. Comme Weber l’écrivait lui-même de façon nuancée au début du XXe siècle, « la multitude des anciens dieux sortent de leurs tombes sous la figure de puissances impersonnelles ».
1. « La mésinformation scientifique des jeunes à l’heure des réseaux sociaux », Fondation Jean-Jaurès, janvier 2023.
2. “New Age Religion and Secularization”, W. Hanegraaff, Numen, 2000.