
Portraits d'Économistes
Pierre Bourdieu et l'habitus de classe
Qui suis-je ?
Pierre Bourdieu (1930-2002), auteur de La Distinction (1979) a principalement étudié la reproduction des hiérarchies sociales et les conflits de classes qui en découlent.
Le grand public le connaît surtout pour son analyse du rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales (Les Héritiers, avec Jean-Claude Passeron, 1964) ainsi que pour son engagement en faveur des mouvements sociaux, dans les années 90.
Il reprend le concept de "capital" selon Marx et l'adapte à la sociologie contemporaine. Il montre que le travail apporte différents « capitaux » qui déterminent l’existence sociale.
La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons.Pierre Bourdieu
Mes dates clés
- 1930 : Naissance, Denguin (Pyrénées-Atlantiques), le 1er août
- 1993 : Médaille d'or du CNRS
- 1995 : Docteur honoris causa de HEC Paris
- 1997 : 5e prix Ernst Bloch de la ville de Ludwigshafen
- 1996 : Goffman Prize (Berkeley)
- 2000 : Parution de Les structures sociales de l'économie
- 2000 : Huxley Medal (Royal Anthropological Institute)
- 2001 : Corresponding Fellow (en) de la British Academy
- 2002 : Mort, le 23 janvier 2002 à Paris.
Sa thèse :
Pour le sociologue le plus cité au monde, les économistes sont les complices passifs d’un asservissement de la société à la logique du marché. En forçant ainsi le trait, il empêche le dialogue entre sociologues et économistes.
"Le monde économique est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu’il inflige […] ?
Et s’il n’était, en réalité, que la mise en pratique d’une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l’aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ?
Cette théorie tutélaire est une pure fiction mathématique, fondée, dès l’origine, sur une formidable abstraction : celle qui, au nom d’une conception aussi étroite que stricte de la rationalité identifiée à la rationalité individuelle, consiste à mettre entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur exercice […].
De cette sorte de faute originelle, inscrite dans le mythe walrasien de la “théorie pure”, découlent tous les manques et tous les manquements de la discipline économique, et l’obstination fatale avec laquelle elle s’accroche à l’opposition arbitraire qu’elle fait exister, par sa seule existence, entre la logique proprement économique, fondée sur la concurrence et porteuse d’efficacité, et la logique sociale, soumise à la règle de l’équité.
Cela dit, cette “théorie” originairement désocialisée et déshistoricisée a, aujourd’hui plus que jamais, les moyens de se rendre vraie, empiriquement vérifiable […].
Le programme néolibéral, qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts – actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire, hauts fonctionnaires des finances, d’autant plus acharnés à imposer une politique prônant leur propre dépérissement que, à la différence des cadres des entreprises, ils ne courent aucun risque d’en payer éventuellement les conséquences –, tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique […]."
Pierre Bourdieu, « L’Essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, 1998
Dessin Gilles Rapaport
Ça se discute...
L'analyse contemporaine, par Yann Giraud, Professeur à CY Cergy Paris Université (Agora).
Ces dernières décennies, le mot « néolibéralisme » a connu un tel engouement dans les sciences sociales qu’il fait désormais partie du langage courant.
Désignant, sans toujours être bien défini, un discours encourageant la concurrence entre individus et institutions, auxquels il est demandé de s’adapter aux logiques du marché, le néolibéralisme est souvent associé à la science économique qui en serait l’inspiratrice.
Bourdieu affirme, dans cette tribune écrite en 1998 pour Le Monde diplomatique, que l’essence même du néolibéralisme serait d’être l’application à des fins politiques de la théorie économique.
Cette dernière aura beau reposer sur des hypothèses irréalistes, ses prescriptions n’en seront pas moins validées, non pas parce qu’elles sont exactes par nature, mais parce que la société aura elle-même été modelée sur ces mêmes hypothèses : individualisme, concurrence généralisée et éloge des facultés autorégulatrices du marché. Le sociologue ne dit pourtant pas quel est le rôle de l’économiste dans ce processus.
Pour Bourdieu, ce dernier est, non pas l’instigateur du néolibéralisme, mais son complice passif, satisfait par la trompeuse validation empirique de son savoir et insensible aux maux sociaux – destruction de l’État-providence et montée des inégalités – que celui-ci provoquerait.
On retrouve ici un trait majeur de la « sociologie du dévoilement » de Bourdieu : les agents prennent part à un dessein qui leur échappe. Comme l’enseignant, contribuant malgré lui à reproduire les inégalités sociales, l’économiste véhiculerait inconsciemment une idéologie qui renforce le pouvoir des dominants et exerce sur les dominés une « violence symbolique ».
L’économiste peut se défendre en affirmant que ses modèles ne reposent plus sur la seule hypothèse de concurrence pure et parfaite, que son savoir obéit désormais à une démarche plus expérimentale que théorique et que ses résultats vont régulièrement à l’encontre des idées libérales ; le sociologue lui rétorquera que c’est à son corps défendant qu’il participe à la diffusion du néolibéralisme.
Certains économistes ont crié au scandale et ont qualifié Bourdieu de « négationniste économique » tant la science économique leur semble caricaturée dans ses propos1. On peut proposer une lecture plus distanciée.
D’un côté, les économistes portent sur le savoir économique une vision qu’on peut qualifier de réductionniste : c’est l’ensemble des savoirs académiques publiés dans des revues et ouvrages à comité de lecture ainsi que dans des documents destinés aux décideurs et au public.
De l’autre, les sociologues ont une approche extensive de l’économie : elle comprend, en plus, les représentations sociales, médiatiques et culturelles et l’usage politique de ce savoir. On peut reprocher à ces derniers d’avoir une vision « fourre-tout » qui minimise l’économie comme science, tout comme reprocher aux premiers de minimiser les aspects sociaux du savoir économique.
Toujours est-il que, paradoxalement, la vision extensive conduit aussi à un réductionnisme : en « essentialisant » la science économique, Bourdieu aura contribué à faire qu’économie et sociologie soient des disciplines incapables de se parler.
1. Le Négationnisme économique, Pierre Cahuc et André Zylberberg, Gallimard, 2016
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