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Portraits d'Économistes

Daniel Defoe et les conséquences économiques de la Peste

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Qui suis-je ?

Aventurier, négociant, agent et écrivain, Daniel Defoe (1661-1731) est témoin de l’essor économique, social, démographique et culturel de la Grande-Bretagne à la fin du XVIIe siècle.

Il est l’auteur de Robinson Crusoé (1719), récit de l’installation d’un naufragé sur une île déserte qu’il transforme pendant 28 ans en colonie, avec le concours d’un jeune « sauvage » qu’il « civilise ». 

On lui doit aussi Moll Flanders (1722), roman picaresque sur la rédemption d’une prostituée bigame et voleuse . Témoin dans son enfance des événements qui dévastèrent la capitale surpeuplée en 1665, il en fait le récit rétrospectif dans Journal de l’année de la peste (1722).

On a peine à imaginer la prospérité que ces destructions apportèrent au commerce dans tout le royaume quand il s’agit de remédier à la pénurie et de réparer les pertes ; si bien, en un mot, que tous les ouvriers du pays furent remis au travail et suffirent tout juste à fournir le marché et à répondre à la demande.
Daniel Defoe,

Aventurier et écrivain britannique

Mes dates clés

- Naissance : Vers1661 à Londres

- 1719 : Publication de Robinson Crusoé 

- Mort : Le 24 avril 1731 dans la Cité de Londres.

Sa thèse : Et si la pandémie était économiquement rentable ?

Le Grand Confinement, au lieu d’entraîner une récession mondiale, pourrait doper la croissance durable en imposant une profonde restructuration de l’économie. Telle était l’hypothèse contre-intuitive avancée par Daniel Defoe, en 1665, à la suite de la Grande Peste de Londres.

"Cette stagnation des affaires manufacturières dans le pays aurait entraîné pour les gens de bien plus grandes difficultés si les maîtres artisans, drapiers et autres, n’avaient poursuivi leurs fabrications dans toute la mesure où le leur permirent leurs stocks et leurs forces, pour maintenir les pauvres au travail, pensant qu’aussitôt l’épidémie terminée il se produirait rapidement une demande proportionnelle au délabrement de notre commerce pendant cette période.

Mais comme seuls les maîtres qui jouissaient d’une grande aisance pouvaient se le permettre et qu’il y en avait beaucoup qui, gênés, ne le pouvaient pas, notre commerce manufacturier souffrit grandement, et les pauvres pâtirent par toute l’Angleterre de la calamité de la seule cité de Londres.

L’année suivante, il est vrai, leur offrit une ample compensation du fait d’une autre terrible calamité qui s’abattit sur Londres ; ainsi par une calamité la cité appauvrit et affaiblit le pays, et par une autre, aussi terrible dans son genre, l’enrichit et fit réparation ; car une quantité infinie de meubles, de vêtements et autres articles, sans compter des magasins entiers de marchandises et d’objets manufacturés comme il en vient de toutes les régions d’Angleterre furent consumés dans l’incendie de Londres, l’année qui suivit cette terrible épreuve.

On a peine à imaginer la prospérité que ces destructions apportèrent au commerce dans tout le royaume quand il s’agit de remédier à la pénurie et de réparer les pertes ; si bien, en un mot, que tous les ouvriers du pays furent remis au travail et suffirent tout juste à fournir le marché et à répondre à la demande.

Tous les marchés étrangers aussi se trouvèrent vides de nos marchandises vu l’arrêt des exportations occasionné par la peste et le délai nécessaire à l’autorisation de reprise du commerce ; la prodigieuse demande intérieure s’ajoutant à cela, tout concourait à offrir un débouché rapide à toutes sortes de produits, de sorte que l’on n’avait jamais connu, dans toute l’Angleterre, un commerce tel que durant les sept années qui suivirent la peste et l’incendie de Londres."

Un journal de l’année de la peste, Daniel Defoe, 1722

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Dessin de Gilles Rapaport

ÇA SE DISCUTE… : L'analyse de l'économiste

Par Martial Poirson, professeur à l’université Paris 8

Ce « journal » (au double sens de journal intime et de reportage de presse) est un témoignage inestimable sur l’impact conjoint des catastrophes qui se sont abattues sur Londres : la Grande Peste bubonique de 1665, puis le gigantesque incendie qui détruisit la moitié de la capitale, en 1666. Écrit à la première personne, ce récit rétrospectif produit plus d’un demi-siècle après les faits, assume sa part de subjectivité.

Mêlant documentaire et fiction, il se montre attentif aux conséquences tant humaines qu’économiques de cette crise sanitaire où « la conservation de soi semblait en fait la règle primordiale. […] La menace de mort immédiate suspendue sur notre tête supprimait tout sentiment d’amour, tout intérêt pour autrui ».

Defoe établit une comparaison appuyée entre contamination par le virus et propagation du feu. Une double peine qui, en plus de décimer la main-d’œuvre valide, ravage les stocks de marchandises et anéantit les réseaux commerciaux.

Le chroniqueur décrit le transfert de la cour royale à Oxford, l’exode des habitants fortunés vers les campagnes, l’effondrement des services de l’État, les transactions par l’intermédiaire de sceaux de vinaigre censés décontaminer la monnaie en circulation, les mesures policières d’enfermement forcé des personnes, l’évacuation des charrettes de cadavres, l’agitation des bas-fonds sous l’influence des harangues de prédicateurs et charlatans, l’abandon des misérables à la Providence…

La narration est scandée par le décompte morbide de décès largement surestimés : elle fait état de 100 000 morts, contre moins de 70 000, selon les archives. Le récit s’achève sur l’évocation du redémarrage de l’activité dans une ville enfin rouverte au monde, symbole de la résilience des peuples.

L’inventeur de la « robinsonnade », forme littéraire promise à un certain avenir (notamment chez Rousseau), permettant de concevoir un modèle de production totalement autarcique, s’interroge ici, a contrario, sur les conséquences économiques de l’isolement de cette ville-monde surpeuplée, épicentre de la première mondialisation. 

Il décrit en particulier l’onde de choc qu’elle produit sur les comptoirs du vaste empire colonial britannique… Defoe dénonce la gestion politique jugée liberticide de la crise sanitaire (confinement des populations, érection de barricades, isolement de la ville), qu’il considère comme une atteinte aux libertés fondamentales des individus et une entrave à la sociabilité entre humains, garante de la prospérité des affaires.

Le dénouement du journal énonce un paradoxe : et si la fin de la pandémie annonçait, non pas une récession mondiale, fruit du désastre et du surendettement, mais une reprise sans précédent, sous l’effet conjoint du rattrapage de la consommation un temps différée et de la restructuration stratégique de la production ?

Cependant, bien qu’adepte du libéralisme, Defoe met en alerte les entrepreneurs sur la nécessité de soutenir les salaires et le pouvoir d’achat des ouvriers pendant la crise sanitaire, afin d’anticiper l’explosion de la demande aussi bien intérieure qu’extérieure.

À l’heure où les « vagues » successives de Covid-19 submergent l’économie mondiale, où les mesures du Grand Confinement sont rendues responsables d’une croissance au point mort et où le FMI prophétise une « lente reprise » (le rapport « Perspectives de l’économie mondiale » du 13 octobre 2020 prévoit une contraction de 4,4 % de la production), interroger l’impact de la pandémie sur la croissance n’est sans doute pas fortuit.

Si pour certains, elle dope une croissance durable et entraîne la prospérité à travers un mécanisme de « destruction-création », pour d’autres, elle marque l’avènement d’un « capitalisme du désastre », qui puise dans les catastrophes naturelles le ressort d’un « choc » psychologique, permettant d’imposer, à la faveur du traumatisme collectif, des réformes économiques ultra-libérales de gestion de crise, à l’instar des préconisations de Milton Friedman, dans les années 1980.