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Portraits d'Économistes

Jean-Jacques Rousseau et la critique de la philantropie

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Qui suis-je ?

Philosophe, moraliste, pédagogue, homme de lettres, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) affiche une pauvreté vertueuse qui l’oppose à l’opulence décomplexée de Voltaire, avec lequel il polémique sur l’utilité des richesses.

Rousseau est critique par rapport à la pensée politique et philosophique libérale, notamment développée par John Locke ou Thomas Hobbes. Pour lui, les systèmes politiques basés sur l'interdépendance économique et sur l'intérêt conduisent à l'inégalité, à l'égoïsme et finalement à la société bourgeoise.

Auteur de l’article « Économie politique » (tome V de L’Encyclopédie, 1755), du Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes (1755) et de fictions sur l’économie, notamment dans La Nouvelle Héloïse (1761), il défend un idéal de justice susceptible de primer sur l’efficience préconisée en son temps.

Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon.
Jean-Jacques Rousseau

Emile ou De l'éducation (1762) 

Mes dates clés 

Naissance : 28 juin 1712 à Genève

1762 : Publication de son essai "Du contrat social"

Mort : 2 juillet 1778 à Ermenonville

​Sa thèse : Quand Rousseau étrillait les riches bienfaiteurs et la philantropie

"Oui, me dis-tu d’un ton qui me pénétra, "j’aspire à la fortune, mais c’est pour réparer ses injustices. Je gémis de voir des malheureux sans les pouvoir soulager : je me reproche de n’avoir pour eux qu’une pitié stérile et je hais une situation qui ne laisse aucun exercice à l’humanité." 

Je te l’avoue avec franchise, il s’en faut peu que ce discours, qui partait de ton cœur, n’ait tout à fait ébranlé le mien. Je sens qu’en effet la pauvreté dont j’étais si fier vaut moins qu’une situation qui joint au désir d’être utile les moyens de le devenir, et qu’il peut être encore plus beau d’user honnêtement des richesses que de savoir s’en passer.

Un riche bienfaisant me semble être ici-bas l’organe de la divinité, la gloire de l’espèce humaine et l’imitateur de la Providence dont le riche endurci n’est que l’instrument. […] Permets donc que j’éclaircisse avec toi mes doutes et que je te suive un moment au chemin de la fortune, […], non pour te rebuter de tes bons projets, mais pour me consoler de n’en pouvoir former de semblables.

La première chose que j’aperçois dans cet examen, c’est un intervalle immense entre la richesse et la pauvreté, sans savoir de quoi remplir cet espace : car tu m’as bien parlé de ta conduite étant riche, mais tu ne m’as rien dit de ce que tu ferais en t’enrichissant. […]

Je ne crains pas que tu sois tenté d’aller à la fortune par des voies illégitimes ; je sais que tes amis et ton emploi te mettront à portée de faire sans injustice de fort grands profits.

Mais j’ai peine à voir comment tu pourras accumuler ces profits sans déroger à tes principes, ou combien de temps tu dois être impitoyable pour devenir un jour bienfaisant.

Dis-moi, Chrisophile, l’ordre des choses sera-t-il suspendu pour toi durant tout le progrès de ton élévation, n’y aura-t-il ni maux à soulager ni pauvres à secourir jusqu’à ce qu’il ne te reste plus rien à désirer ?

Ou bien faudra-t-il rebuter jusqu’alors tout honnête homme prêt à succomber sous le poids d’une infortune dont tu pourrais le délivrer ?

Mon ami, l’humanité m’oblige de vous laisser périr car je n’ai pas encore les cent mille livres de rentes qu’il me faut pour vous faire du bien.

Je suis dur, il est vrai, et je ne donnerais pas maintenant un écu pour sauver tout le genre humain, mais revenez dans trente ans, quand je serai riche, et vous verrez combien je serai bienfaisant.

Quelle étrange route, pour aller au bien, que de commencer par mal faire, et de tendre à la vertu par tous les vices qui la détruisent ; penses-tu que la douce voix de la nature daignera toujours te parler, après avoir été si longtemps rebutée, penses-tu que 30 ans d’endurcissement te laisseront au bout de ce temps le pouvoir d’ouvrir ton cœur à la pitié, et ta bourse aux malheureux ? 

Sur les richesses, Jean-Jacques Rousseau (1756)

Pourquoi ça se discute. Commentaire de texte et analyse de Martial Poirson, professeur à l'Université Paris 8.

Ce « discours sur les richesses » est un manuscrit inachevé. Ce dialogue imaginaire avec Chrysophile (en français, « celui qui aime l’or »), jeune enrichi soucieux de bienfaisance, démontre l’incompatibilité entre réussite et équité.

Après une concession sur la sincérité de son interlocuteur, Rousseau récuse toute justification de la richesse par la charité, au motif qu’elle constitue, pour le nouveau riche, soit un alibi, soit une illusion volontaire.

Il affirme que l’enrichissement excessif conduit au creusement des inégalités plutôt qu’à leur résorption, s’opposant à la position de Voltaire sur le ruissellement des richesses (voir Pour l’Éco n°18).

Refusant le primat de l’accumulation sur la redistribution, Rousseau dénonce ce qu’il estime être l’illusion de neutralité de l’intérêt, de transparence de la médiation monétaire, de caractère équitable de contrats entre individus inégaux, et surtout d’harmonisation des intérêts particuliers au sein du système marchand concurrentiel, fût-il régulé par une supposée Providence.

Il préconise la « main visible » de la République de préférence à la main invisible du marché, faisant de l’équité le principe régulateur d’une conception éthique de l’économie au sein de laquelle l’État joue un rôle central de régulation.

Privilégiant la redistribution forcée sur la philanthropie spontanée, l’assistance publique sur la charité privée, Rousseau voit dans les pouvoirs publics les seuls garants d’une politique de réduction des inégalités et de lutte contre la pauvreté.

Il annonce aussi bien les politiques redistributives de l’État-providence initiées après la Seconde Guerre mondiale que la fiscalité progressive visant à encadrer l’enrichissement et à limiter le patrimoine, notamment par l’impôt sur la fortune.

Rousseau oppose en outre la figure du « riche bienfaisant » à celle du pauvre vertueux qu’il incarne, faisant du dénuement un gage de moralité et la garantie du bonheur. On reconnaît dans cette posture ascétique le thème de « l’embarras des richesses » en vogue à l’âge classique, notamment dans la fable Le Savetier et le financier (La Fontaine, 1678).

Il a surtout une prescience de l’économie du bien-être, qui met en évidence, au-delà d’un certain seuil, le découplage entre sentiment de bonheur perçu et richesse matérielle.

Ce résultat contre-intuitif, à rebours de l’idéologie de la réussite personnelle, est régulièrement conforté par les enquêtes qualitatives. Il est encore plus flagrant en cas d’enrichissement subit n’impliquant aucun mérite, par exemple par les jeux d’argent.

Un tel constat est extensible à une échelle plus globale, montrant l’effet de ciseaux entre la courbe du sentiment de bien-être d’une population et celle de son développement économique.

Ce paradoxe de l’abondance, ou paradoxe d’Easterlin, traduit la désindexation entre PIB et bien-être, mettant sur la voie de nouveaux indicateurs de satisfaction plus qualitatifs.

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Illustration de Gilles Rapaport