Portraits d'Économistes
Joan Tronto et le concept de care
La politologue américaine est à l'origine de la notion de care et de l'éco-féminisme

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Qui suis-je ?
Politologue féministe américaine, Joan Tronto (née en 1952) théorise l’élargissement de l’éthique du care au-delà de la sphère domestique vers la sphère publique et milite pour la prise en considération du sexe comme critère pertinent pour penser l’économie.
Refusant l’individualisme en sciences sociales, elle considère les relations humaines comme fondatrices du corps social et politique, insistant sur le souci de l’autre.
Elle critique le capitalisme comme système pernicieux privilégiant les désirs sur les besoins, au mépris de la pérennité des écosystèmes et du bien-être des personnes.
Le care doit être considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.Joan Tronto
Politologue féministe américaine
Mes dates clés
- Naissance : Née le 29 juin 1952
Naissance : Née le 29 juin 1952 - 1993 : Publication de Un Monde vulnérable. Pour une politique du care (A Political Argument for an Ethic of Care)
1993 : Publication de Un Monde vulnérable. Pour une politique du care (A Political Argument for an Ethic of Care)
La thèse de Joan Tronto
"Le care (sollicitude et/ou soin) est un mot commun profondément inscrit dans notre langage quotidien.
[…] Premièrement, elle implique de tendre vers quelque chose d’autre que soi : elle n’est ni auto-référente ni auto-centrée.
Deuxièmement, elle suggère implicitement qu’elle va conduire à entreprendre une action. […] Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.
Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.
[…] Notons tout d’abord plusieurs caractéristiques de cette définition du care. Premièrement, elle ne se limite pas aux interactions que les humains ont avec les autres.
Nous y incluons la possibilité que le soin s’applique, non seulement aux autres, mais aussi à des objets et à l’environnement.
Deuxièmement, nous ne présumons pas que le soin est une relation duelle ou interindividuelle. La sollicitude est trop souvent décrite et définie comme une relation nécessaire entre deux individus, le plus souvent entre une mère et son enfant. […]
Le champ du care est immense. En fait, lorsque nous commençons à y réfléchir ainsi, il absorbe une grande part de l’activité humaine. […]
De bons soins exigent également différentes sortes de ressources. Afin que la description du care comme pratique n’induise pas en erreur, il faut rappeler que le care repose sur la disposition des ressources adéquates : des biens matériels, du temps et des compétences.
Les ressources nécessaires à un care adéquat sont d’une manière générale plus rares que ne le souhaiteraient ceux qui sont engagés dans les activités de soin ; l’une des questions politiques les plus importantes à envisager est de déterminer quels besoins de soin reçoivent quelles ressources.
[…] Lorsque nous nous replions sur la division traditionnelle des genres, nous apportons notre soutien à la construction idéologique selon laquelle les femmes sont plus émotives que les hommes et les hommes plus rationnels que les femmes. Puisque les femmes sont considérées comme plus affectives que les hommes, elles ont plus d’aptitudes pour le soin […].
Cette idéologie renforce donc les rôles traditionnels de genre et l’association entre femmes et soins. Ce qui est perdu de vue dans cette association, c’est la complexité du care et le fait qu’il est inextricablement lié à tous les aspects de la vie en général.
Ce qui en résulte, c’est une division des sphères qui sert à confiner les femmes et ceux à qui sont laissées les tâches de soin.
[…] Outre son association à l’émotionnel, par opposition au rationnel, le care est également dévalorisé par son association connexe à la sphère privée. […]
Selon cette idéologie, les mères devraient par exemple prendre soin de leurs enfants ; le recours à des équipements de garde est considéré comme un choix de substitution. […] Le caractère privé de la prestation de care impose aux femmes une charge considérable…
Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Joan Tronto (2009), traduction de Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care (1993)
L'analyse de l'économiste
Par Martial Poirson, professeur à l’université Paris 8
Préconisant altruisme, coopération, confiance, solidarité, bienveillance, l’économie du care, terme anglais qui englobe à la fois la sollicitude, le soin et l’attention à autrui, désigne une approche comportementale, contextuelle et sensible de l’économie.
Elle prétend porter à nouvel examen le champ d’action du capitalisme, récusant la dérive productiviste et libérale d’un modèle centré sur l’individu rationnel.
Un tel changement de focale suppose à la fois de considérer le care comme une disposition bienveillante et comme une modalité d’action de l’agent économique.
Si elle éclaire le domaine du soin à la personne (éducation, santé, culture, services psycho-sociaux), l’économie du care doit être, selon Tronto, dissociée de la seule santé publique, afin de révéler sa pertinence pour l’activité économique.
Le care doit surtout se débarrasser d’un préjugé tenace : sa réduction à la sphère domestique, considérée par la pensée essentialiste comme une prérogative féminine, autrement des professions socialement déconsidérées (« sales boulots ») associées à la fonction maternelle, voire réservées à des populations stigmatisées telles que les travailleuses immigrées de la périphérie urbaine.
Ces métiers pâtissent à la fois d’une faible rémunération et d’un déficit de reconnaissance sociale et symbolique. S’affranchir de stéréotypes sexistes et d’assignations de genre intimement liées au modèle patriarcal permet notamment de reconnaître aux hommes des dispositions au soin trop souvent occultées, par exemple dans les activités de sécurité ou de protection (police, justice, pompiers). Une telle vision autorise à envisager la fonction opératoire de la sollicitude dans les relations d’échange et de travail.
Le care fait donc partie intégrante de la production de valeur et s’inscrit parfaitement dans la logique d’une économie marchande renouvelée à la lumière de l’éco-féminisme : elle se déporte de la satisfaction des désirs vers l’identification des besoins et s’intéresse à la prise en compte de la dépendance et de la vulnérabilité.
Cette économie humaniste, critique à la fois envers le capitalisme productiviste et l’idéologie libérale, s’avère soucieuse de croissance soutenable, de développement durable et de préservation des écosystèmes.
Illustration de Gilles Rapaport
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