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Bernard Mandeville et la théorie de l'ordre spontané
Portraits d'Économistes
Bernard Mandeville et la théorie de l'ordre spontané
Médecin, philosophe, écrivain et économiste néerlandais émigré à Londres en 1694, il est l’un des inspirateurs du capitalisme libéral. Précurseur de la théorie de l’ordre spontané, partisan du laisser-faire, il affirme que laisser les vices sans entraves assure le bien public et garantit l’opulence.

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Qui suis-je ?
Bernard Mandeville (1670-1733), médecin, philosophe, écrivain et économiste néerlandais émigré à Londres en 1694, est l’un des inspirateurs du capitalisme libéral. Précurseur de la théorie de l’ordre spontané, partisan du laisser-faire, il affirme que laisser les vices sans entraves assure le bien public et garantit l’opulence. Il a inspiré des économistes tels qu’Adam Smith, Friedrich Hayek ou John Maynard Keynes.
Oui, si un peuple veut être grand, le vice est (…) nécessaire à l’état (…)Bernard Mandeville
Économiste néerlandais (1670-1733)
Vice privé et vertu publique de l’abeille économique
LA RUCHE MÉCONTENTE OU LES COQUINS DEVENUS HONNÊTES
Une vaste ruche bien fournie d’abeilles,
Qui vivait dans le confort et le luxe,
Et qui pourtant était aussi illustre pour ses armes et ses lois,
Que pour ses grands essaims tôt venus,
Était aux yeux de tous la mère la plus féconde
Des sciences et de l’industrie.
Jamais abeilles ne furent mieux gouvernées,
Plus inconstantes, et moins satisfaites.
Elles n’étaient pas asservies à la tyrannie
Ni conduites par la versatile démocratie,
Mais par des rois, qui ne pouvaient mal faire, car
Leur pouvoir était limité par des lois.
(…)
C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vices,
Le tout était cependant un paradis.
(…)
Et la vertu, à qui la politique
Avait enseigné mille ruses habiles,
Nouait, grâce à leur heureuse influence,
Amitié avec le vice. Et toujours depuis lors
Les plus grandes canailles de toute la multitude
Ont contribué au bien commun.
Voici quel était l’art de l’État, qui savait conserver
Un tout dont chaque partie se plaignait.
C’est ce qui, comme l’harmonie en musique,
Faisait dans l’ensemble s’accorder les dissonances.
(…)
Ainsi on constate que le vice est bénéfique,
Quand il est émondé et restreint par la justice ;
Oui, si un peuple veut être grand,
Le vice est aussi nécessaire à l’État,
Que la faim l’est pour le faire manger.
La vertu seule ne peut faire vivre les nations
Dans la magnificence ; ceux qui veulent revoir
Un âge d’or, doivent être aussi disposés
À se nourrir de glands, qu’à vivre honnêtes.
FABLE DES ABEILLES OU LES VICES PRIVÉS FONT LES VERTUS PUBLIQUES, (1714-23), BERNARD MANDEVILLE
La Fable des abeilles ou les vices privés font les vertus publiques, « contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales », selon son long sous-titre, est un texte fondamental du libéralisme économique. À rebours de toute une tradition philosophique holiste, elle offre une expression imagée de la doctrine de l’individualisme possessif : régi par la raison plutôt que possédé par ses passions, l’homo economicus cherche à poursuivre son intérêt égoïste, tout en réalisant, à son insu, l’intérêt général.
Le vice incite à la recherche de richesse à travers l’avidité, la dépense, la cupidité, voire le vol, la prostitution, l’alcool ou les drogues. En libérant les appétits animaux, il apporte l’opulence collective et engendre l’harmonie de la société civile. Mandeville donne de cette conception philosophique et anthropologique une saisissante allégorie, étayée par l’analogie entre sociétés animales et humaines : « Ces insectes vivaient comme les hommes, et toutes / Nos actions, ils les accomplissaient en petit ». Cette fable a longtemps été la justification de l’utilitarisme et du libéralisme : elle autorise l’éviction de toute exigence morale en économie et la limitation de l’intervention de l’État à la simple garantie de la propriété privée, tout en escomptant l’effet redistributif de l’opulence à travers le ruissellement des richesses depuis les hautes vers les basses classes.
Adam Smith rend justice à cette conception dans la Théorie des sentiments moraux (1759). Il reprend à son compte, dans La Richesse des nations (1776), la métaphore de l’abeille industrieuse qui concourt malgré elle, par son activité individuelle, à l’équilibre général du marché. Deux siècles plus tard, la métaphore apicole fait son retour dans la théorie économique, notamment à l’occasion de la controverse entre Hayek et Keynes, dont le livre VI de la Théorie générale (1936) reprend l’image pour exhorter à l’« euthanasie des rentiers ». Utilisant la fable allégorique à contre-emploi, il insiste sur les effets nocifs de l’épargne et sur la nécessité de la consommation pour la croissance, tout en désavouant l’inégalité sociale constitutive de la structure hiérarchisée de la ruche.
L’actualisation de la pensée de Mandeville peut prendre aujourd’hui des orientations divergentes. D’un côté, on peut en faire une relecture radicalement libérale, à l’instar de la Freakonomics (économie de l’incongru et de l’insolite), proposant la modélisation économique de tous les comportements humains, notamment la criminalité. À partir de corrélations statistiques, elle conclut que les délits et les crimes paient : elle démontre qu’un individu ayant abusé de l’alcool a intérêt à rentrer chez lui en voiture plutôt qu’à pied, que la plupart des dealers habitent chez leurs parents, que la légalisation de l’avortement entraîne une baisse de la délinquance ou qu’il faut souscrire une assurance-décès quand on s’apprête à commettre un attentat suicide…
D’un autre côté, on peut reconnaître dans l’activité des abeilles une alternative, ou pour le moins une mutation du capitalisme, envisageant la fable à travers une lecture écologique, à l’instar de Yann Moulier-Boutang dans L’Abeille et l’économiste (2010). La production de miel, base de l’économie productiviste, devient alors une activité résiduelle, secondaire au regard de la contribution essentielle, indirecte et non volontaire de l’abeille à la collectivité : la pollinisation, insémination de nombreuses espèces végétales de la chaîne alimentaire et perpétuation de l’écosystème.
C’est donc en prenant en considération, non la production quantifiable de miel au sein du système productif, mais les externalités positives engendrées par l’activité de pollinisation qu’on est à même de prendre la mesure de l’économie contributive. Devenue le nouvel horizon d’un capitalisme cognitif dont la richesse produite est incommensurable, elle perturbe des mécanismes économiques aussi essentiels que l’attribution d’un prix de marché, la rémunération du travail ou encore la mesure de la productivité… Le champ des nouvelles technologies numériques est un exemple particulièrement probant de ce nouveau paradigme.
La métaphore de l’abeille est par conséquent la matrice d’un ensemble de réappropriations idéologiques. À l’heure où l’extinction redoutée des abeilles pollinisatrices s’annonce comme une catastrophe écologique majeure, augurons que leur pouvoir symbolique continue à prêter matière à réflexion, pour le présent comme pour l’avenir.
Par Martial Poirson