Portraits d'Économistes
Marcel Pagnol et l'utilité marginale
Dans l'une de ses œuvres, Marcel Pagnol décrit un concept économique : celui de l'utilité marginale. Explications.

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Qui suis-je ?
Marcel Pagnol est l’un des plus grands auteurs dramatiques et cinéastes français. Il a raconté, dans les trois volumes de son autobiographie (La Gloire de mon père, Le Château de ma mère, Le Temps des secrets), son enfance et son adolescence provençales. On lui doit les immortels chefs-d’œuvre que sont Marius, Fanny et César.
Dans Confidences, ouvrage émaillé de savoureuses anecdotes, il rassemble des souvenirs sur la mise en scène de ses pièces et l’accueil que le public a réservé à son œuvre. Dans l'une de ses œuvres, il décrit un concept économique : celui de l'utilité marginale.
Avez-vous remarqué que chacun de ces francs successifs avait une valeur moindre que le précédent ?Marcel Pagnol
Mes dates clés
- Naissance : Le 28 février 1895, à Aubagne
- 1946 : Élu à l'Académie française
- 1955 : Président du jury du festival de Cannes
- Mort : Le 18 avril 1974, à Paris
Et Pagnol découvrit l’utilité marginale…
Comme monsieur Jourdain avec la prose, le père de Marcel Pagnol savait-il l’économie sans l’avoir jamais apprise ? C’est ce que suggère un passage étonnant de l’œuvre du grand écrivain.
« Supposons, dit mon père, que je sois un clochard. Je m’éveille un matin sous un pont. Je m’étire, je me gratte, je fouille mes poches que je croyais vides : à ma grande joie, j’y trouve une pièce de 10 sous. C’est une découverte importante : aujourd’hui je ne mourrai pas. Je peux acheter un pain, et quelques tranches de saucisson. Cependant, je me fouille encore et je trouve une autre pièce : voilà un joli morceau de fromage. Je me fouille une troisième fois et voici une troisième pièce de 10 sous ! Ça fait une chopine de vin, et plusieurs cigarettes.
Je l’interrompis pour lui faire remarquer qu’il ne buvait pas de vin, et qu’il ne fumait pas.
– C’est vrai, dit-il, mais quand je suis clochard, je fume et je bois. Je suppose que je fouille ainsi mes poches 100 fois de suite, et que je me trouve à la tête de 50 francs avec la certitude que les poches magiques fonctionneront tous les jours. Je vais donc vivre comme un nabab… Mais avez-vous remarqué que chacun de ces francs successifs avait une valeur moindre que le précédent ? Et quelle serait la valeur du 51e ? Pratiquement nulle. C’est pourquoi il serait malhonnête de le prendre, ou même le gagner parce que si je le gagne j’en prive quelqu’un et pour ce quelqu’un, c’était peut-être le premier, le franc de la vie. »
Confidences, Éditions de Fallois, 1990, P. 92-93
Joseph Pagnol énonce d’abord un principe familier aux économistes, celui de l’utilité marginale décroissante. Il signifie que chaque unité supplémentaire consommée apporte une satisfaction inférieure aux unités précédentes. La satisfaction supplémentaire est précisément appelée utilité marginale. Cette hypothèse est largement utilisée dans la modélisation économique et constitue le fondement de bien des phénomènes, comme, par exemple celui de l’aversion au risque. Par définition, un consommateur ayant de l’aversion pour le risque préfère consommer une certaine quantité de manière certaine (10 tomates) plutôt que de participer à une loterie qui lui procure en moyenne la même quantité (20 tomates si la pièce tombe sur pile, zéro si elle tombe sur face).
En effet, si l’utilité marginale est décroissante, la perte de bien-être associée aux 10 tomates qui me font défaut lorsque la pièce tombe sur face est supérieure au gain procuré par les 10 tomates supplémentaires lorsqu’elle tombe sur pile. De même, c’est à cause de l’aversion pour le risque que les actifs financiers risqués, comme les actions, rapportent plus que les actifs peu risqués, comme les obligations ou les bons du Trésor : les épargnants, averses au risque, exigent un rendement supérieur (appelé prime de risque) pour compenser la perte d’utilité engendrée par un risque plus grand. Ainsi, sur la période 2004-2014, le rendement annuel des actions aux États-Unis était de 8 % alors que celui des obligations était de 4 %. Quant aux actions dans les pays émergents, supposées plus volatiles, elles ont rapporté 10 %.
Pagnol père affirme ensuite souscrire à un principe éthique essentiel, quoique sujet à discussion : l’utilitarisme. Celui-ci définit le bien-être collectif comme la somme des niveaux de satisfaction de chaque individu. Complété par l’hypothèse de l’utilité marginale décroissante, l’utilitarisme fournit des fondements à la redistribution des revenus. En effet, la perte de bien-être subie par les riches du fait qu’on leur enlève de l’argent est supposée inférieure aux gains apportés aux pauvres par ce transfert. C’est exactement ce qu’affirme M. Pagnol lorsqu’il considère qu’il est « malhonnête » de s’emparer du 51e franc parce que le bien-être qu’on en retire est inférieur à celui qu’il procurerait à un clochard pour qui ce franc serait le premier.
L’utilitarisme pose problème parce qu’il considère que l’on peut comparer (et donc additionner) le bien-être entre deux individus différents, alors qu’en réalité, le bien-être est subjectif : il n’existe aucun moyen de savoir si Pierre est plus ou moins malheureux que Paul est heureux lorsque l’on transfère un euro du premier vers le second. De plus, l’utilitarisme pris au pied de la lettre tend à ignorer d’autres considérations éthiques ; ainsi, le bien-être social augmenterait lors d’un hold-up, dès lors que l’utilité marginale du commerçant est plus faible que celle du braqueur ! En revanche, l’utilitarisme a le mérite de fournir des fondements au calcul économique. On peut, par exemple, par des méthodes économétriques, déterminer si la valeur pour la société d’un projet d’infrastructures publiques est supérieure ou inférieure à son coût.
En revanche, Joseph Pagnol commet une lourde erreur en prétendant que gagner un euro équivaut à en priver quelqu’un d’autre. Pour gagner un euro, il faut produire des biens échangeables contre cet euro, ce qui, par l’échange volontaire, accroît le bien-être à la fois du vendeur et de l’acheteur. Marcel Pagnol n’a privé personne de l’argent qu’il a gagné en réalisant ses films ; si les spectateurs sont allés les voir, c’est parce que la satisfaction qu’ils leur procuraient, exprimée en termes monétaires, était supérieure au prix du ticket d’entrée.
Bien que surdoué, son père aurait tout de même profité de quelques leçons d’économie…
Dessin de Gilles Rapaport
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