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Joseph Schumpeter et la destruction créatrice
Portraits d'Économistes
Joseph Schumpeter et la destruction créatrice
Économiste autrichien pour qui le système capitaliste n’est jamais stationnaire et ne pourra jamais le devenir. Le moteur de ce système est l’innovation et le progrès technique.

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Qui suis-je?
Joseph Schumpeter est un économiste autrichien. En 1906, il obtient son doctorat en droit et part pour l’Angleterre, puis pour l’Égypte, où il s’installe comme avocat. Il publie son premier ouvrage d’économie, Nature et essence de l’économie théorique, en 1908 et part enseigner en Ukraine. Il sera plus tard professeur à Columbia (New York), à Bonn puis à Harvard. Dans cette université, il forme deux futures stars de l’économie, Paul Samuelson et James Tobin.
Sa théorie économique de la destruction créatrice est originale. Ni keynésien ni néoclassique, Schumpeter bouscule la pensée économique majoritaire. Il pense que le système capitaliste n’est jamais stationnaire et ne pourra jamais le devenir. Le moteur de ce système est l’innovation et le progrès technique.
Le moteur fondamental du capitalisme vient des nouveaux biens de consommation.Joseph Schumpeter
Mes dates clés
- Naissance : Le 8 février 1883, à Triesch, en Autriche-Hongrie
- 1939 : Publication du Cycle des affaires, où il explique les cycles économiques par l'innovation
- Mort : Le 8 janvier 1950, à Salisbury, au Connecticut (États-Unis).
La vraie concurrence, c’est l’innovation
Il est essentiel de comprendre que lorsque l’on traite du capitalisme, on a affaire à un processus d’évolution. […] Le moteur fondamental du capitalisme vient des nouveaux biens de consommation, des nouvelles méthodes de production ou de transport, des nouveaux marchés, et des nouvelles formes d’organisation industrielle créées par l’entreprise capitaliste. […]
L’histoire de l’appareil productif d’une ferme, depuis les débuts de la rotation des cultures, de la rationalisation du labour ou de l’élevage jusqu’aux objets mécaniques qu’elle utilise aujourd’hui, tels que grues ou engins ferroviaires, est une histoire de révolutions. Il en va de même de l’histoire de la métallurgie depuis le four à bois jusqu’aux hauts-fourneaux, de celle de la production d’énergie depuis la roue à aubes jusqu’à nos centrales électriques, ou de celle des transports depuis la malle de poste jusqu’à l’aéroplane.
L’ouverture de nouveaux marchés, internationaux ou domestiques, et le développement d’organisations depuis l’atelier jusqu’aux conglomérats modernes illustrent le même processus de mutation industrielle […] qui révolutionne constamment les structures économiques de l’intérieur, en détruisant incessamment les anciennes et en en créant constamment de nouvelles. Ce processus de destruction créatrice est le fait essentiel du capitalisme. […]
La réalité du capitalisme n’est pas celle des manuels d’économie. Ce n’est pas la concurrence [par les prix] qui compte, mais celle qui provient des nouveaux produits, des nouvelles technologies, des nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation. […] Une concurrence qui permet des avantages décisifs en termes de coût ou de qualité et qui, plutôt que d’affecter les profits d’une entreprise à la marge, remet en cause ses fondements et son existence même.
Joseph A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Chapitre 7, 1942
Dans ce passage célèbre, Schumpeter nous livre à la fois une critique radicale de l’orthodoxie économique de son époque et une vision novatrice du capitalisme. La théorie économique de base, en effet, célèbre les vertus d’efficacité de la concurrence par les prix et en déduit que les monopoles, qui conduisent à des prix trop élevés, sont nuisibles au consommateur et doivent être combattus, notamment par des lois anti-trust. Schumpeter ne remet pas en cause la validité de ces résultats sur le plan mathématique, mais il souligne que les hypothèses sur lesquelles ils reposent témoignent d’une profonde incompréhension de la dynamique du capitalisme.
En effet, le monopole est une situation « transitoire » dans laquelle se trouve une entreprise qui, ayant innové, rend obsolètes ses concurrents, en attendant d’être elle-même rendue obsolète par la prochaine vague d’innovation. Cette situation de monopole, prise isolément et à un moment donné, conduit en effet à des prix trop élevés et l’on serait tenté de remédier à cette situation en imposant une concurrence accrue, par exemple en forçant les grandes entreprises à se scinder en unités plus petites.
C’était le cas aux débuts de la législation anti-trust dans les premières décennies du XXe siècle. Pour Schumpeter, c’est oublier que la conquête de telles situations de monopole est précisément l’objectif poursuivi par l’entreprise lorsqu’elle cherche à innover, et que ce processus constant d’obsolescence est le moteur même de la croissance à long terme.
Il est donc erroné de juger le capitalisme à l’aune de ses imperfections mesurées à un instant donné de son développement historique, en ignorant que ces imperfections, comme moteur de l’innovation, influencent de façon positive ce processus de développement. Pour ces raisons, Schumpeter considère que les manuels d’économie se trompent de modèle, et donc de recommandations lorsqu’ils préconisent des législations anti-trust, qui, fondées sur une analyse incomplète, grippent le moteur de la croissance à long terme.
Les idées de Schumpeter ont été largement reprises par la théorie moderne de la croissance, pour laquelle Paul Romer a été récemment récompensé par un prix Nobel. Cette théorie reconnaît le rôle, comme moteur de la croissance, des rentes de monopole, en particulier quand elles sont artificiellement défendues par des brevets. Elle accorde aussi un rôle important au « processus de destruction créatrice ». Celui-ci implique une réallocation constante des ressources humaines et financières des entreprises ou secteurs rendus obsolètes par l’innovation, vers ceux porteurs de nouvelles technologies.
Depuis la révolution industrielle, les exemples de destruction créatrice abondent. Les progrès du textile ont permis de remplacer des millions d’employés par des machines ; l’invention de la chaîne de montage par Henry Ford a rendu obsolètes les travailleurs hyper-qualifiés qui assemblaient jusque-là les automobiles de façon artisanale ; plus près de nous, Uber et Airbnb pourraient remplacer les taxis G7 et les hôtels Accor par monsieur Tout-le-monde, et les progrès de la reconnaissance optique et des algorithmes associés menacent aussi bien les caissières de supermarché que les radiologues…
Pour le consommateur, les gains tirés de ces nouvelles technologies sont considérables. Voilà pourquoi Schumpeter voyait dans ce processus la source même de la croissance à long terme du pouvoir d’achat. Mais tout le monde n’y trouve pas son compte. Les entreprises et les travailleurs des secteurs menacés par l’innovation se mobilisent pour empêcher celle-ci en se tournant vers le politique.
Cela explique aussi bien les révoltes périodiques contre le progrès technique, comme celle des luddites au XIXe siècle, que les réglementations et les impôts dont sont souvent frappées les nouvelles technologies : taxe GAFA, taxe sur les services de vidéo à la demande, interdiction d’UberPop, interdiction de locations saisonnières à Paris, etc.
Schumpeter était conscient des conséquences politiques de la destruction créatrice. Il y voyait même une des sources de l’hostilité croissante envers ce système, hostilité qui devait, selon lui, conduire à son effondrement. Il rejoignait même Marx dans sa prédiction que le socialisme finirait par triompher. La chute du mur de Berlin semble lui avoir donné tort. À ce jour, les inconvénients du capitalisme se sont révélés moins fatals que ceux de la planification centralisée.
Dessin de Gilles Rapaport
Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner.Joseph Schumpeter
Théorie de l’évolution économique, 1911