Géopolitique

Afghanistan : pourquoi les talibans ne renonceront (sans doute) pas à l’opium

Dans un pays miné par 40 ans de guerre, la culture de l’opium est une question de survie économique. En dépit de leurs promesses à la communauté internationale, il semble peu envisageable que les talibans renoncent à cette manne financière.

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© BRYAN DENTON/NYT-REDUX-REA

« Nous assurons à la communauté internationale que l’Afghanistan ne produira plus d’opium et ne sera plus un carrefour mondial du trafic de drogue. Avec notre arrivée, notre pays sera libéré des stupéfiants », a déclaré le 17 août le porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid, lors de leur première conférence de presse depuis la prise de contrôle de Kaboul, capitale du pays.

S’il n’est pas surprenant que la question ait été posée par des journalistes dès le premier jour tant l’économie du pavot à opium – matière première ensuite transformée en héroïne – est cruciale en Afghanistan, la réponse du porte-parole des talibans rend les experts plus sceptiques.

« Il apparaît difficile pour les talibans d’interdire ou de supprimer la production d’opium, juge Pierre-Arnaud Chouvy, géographe chargé de recherche au CNRS et spécialiste de géopolitique des drogues illicites en Asie. Supprimer une ressource de cette importance dans un des pays les plus pauvres du monde se révélerait vite contreproductif politiquement pour un régime qui va devoir mettre en place un État, former un gouvernement, administrer un pays entier et gérer une économie exsangue après quatre décennies de guerres et conflits. »

Entre 6 % et 11 % du PIB afghan

L’Afghanistan semble en effet difficilement pouvoir se passer à court terme d’une telle part de l’économie nationale. Les Nations unies estiment que le poids de l’économie de l’opium équivaut entre 6 et 11 % du PIB de l’Afghanistan et qu’elle génère 2 milliards de dollars américains de chiffre d’affaires, soit plus que la valeur de l’ensemble des exportations de biens et services réunis du pays.

En comparaison avec un autre narco-état célèbre, c’est plus que la Colombie au temps des cartels de cocaïne et de Pablo Escobar, au milieu des années 90 (6 % du PIB à l’apogée du narcotrafic).

Éco-mots

Narco-état

Terme politique et économique appliqué aux pays où toutes les institutions légitimes sont pénétrées par le pouvoir et la richesse du commerce illégal de la drogue. D’une manière générale, ce sont des États où des organisations illégales produisent, expédient ou vendent de la drogue et exercent une emprise sur les institutions légitimes par la force, les pots-de-vin ou le chantage.

« L’Afghanistan bénéficie d’au moins trois avantages comparatifs par rapport à d’autres pays producteurs, énumère Jean-Bernard Véron dans un article pour la revue Afrique Contemporaine. La culture sous irrigation permet des rendements élevés et la qualité des produits dérivés est tenue pour excellente. La récolte du pavot est une opération délicate et très consommatrice de main-d’œuvre, or le pays dispose d’une force de travail abondante et mobile. Enfin, et c’est sans doute là un des "plus " de l’Afghanistan, les capacités de contrôle et de répression de cette activité illicite restent médiocres, même aujourd’hui, en raison de la faiblesse de l’appareil d’État. »

La filière occupe une telle part dans l’économie afghane, notamment sous forme de contribution au PIB et d’équilibre des comptes extérieurs, que sa réduction sans autres précautions aurait des conséquences macroéconomiques dommageables. Bien conscients de cette dépendance, les talibans ont d’ailleurs appelé à l’aide la communauté internationale pour fournir des alternatives agricoles à la production de pavot dans leur conférence de presse.

Éco-mots

Avantage comparatif

Selon l’économiste David Ricardo, tous les pays peuvent être gagnants dans un système de libre-échange s’ils se spécialisent, peu importe qu’ils aient des avantages absolus de coûts de production ou pas. Leur spécialisation doit porter sur la production des biens pour lesquels leur avantage comparatif est le plus élevé, ou leur désavantage le moins élevé en termes de coûts « relatifs ». Ils peuvent échanger les biens qu’ils ne produisent pas, les échanges s’expliquent alors par des écarts de productivité du travail.

Une culture huit fois plus rentable que celle du blé

Le pays d’Asie centrale ne s’est pas mis à inonder le globe de son héroïne – 80 à 90 % de la production mondiale – sans que de larges pans de la société ne bénéficient économiquement de cette culture.

L’opium permet en particulier à nombre de paysans afghans, parmi les plus pauvres catégories professionnelles, de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Avant même d’être une activité interdite, la culture de l’opium correspond à une stratégie de survie dans un pays instable, appauvri et où menace régulièrement la faim.

Lorsqu’un paysan a le choix entre la légalité et l’illégalité, il choisit la première ; lorsqu’il n’a le choix qu’entre la faim et l’illégalité, il choisit, bien logiquement, la seconde.
Pierre-Arnaud Chouvy,

géographe, chargé de recherche au CNRS

« L’intérêt de la production d’opium pour la paysannerie afghane réside dans le fait qu’elle est une des rares cultures de rente (qui permet de dégager des revenus par la vente) et qu’elle permet de compenser l’insuffisance des cultures vivrières (qui permettent de s’alimenter) : insuffisance liée à celle des superficies cultivables et de rendements trop faibles pour nourrir des familles souvent nombreuses, analyse Pierre-Arnaud Chouvy, du CNRS. Lorsqu’un paysan a le choix entre la légalité et l’illégalité, il choisit la première ; lorsqu’il n’a le choix qu’entre la faim et l’illégalité, il choisit, bien logiquement, la seconde. »

Avec un taux de chômage estimé à près de 40 %, l’incitation à participer à cette économie souterraine est élevée. En 2018, près de 93 % des villages cultivaient du pavot à opium dans la région sud du pays.

D’autant que la culture du pavot bénéficie de nombreux avantages économiques pour la paysannerie afghane. « Le pavot est une plante annuelle et donc, si nécessaire, géographiquement "mobile" d’une campagne agricole sur l’autre, à la différence, par exemple, de la coca, détaille Jean-Bernard Véron. Elle est en outre plutôt robuste. Le produit qui en est tiré, l’opium-pâte, se conserve facilement et longuement, et est aisément transportable. N’étant pas un produit périssable, il peut être stocké sans dommage de façon à en soutenir le prix. »

En Chiffres

4 à 5 millions

C’est le nombre de personnes que ferait vivre indirectement l’économie de l’opium.

Le pavot serait ainsi cultivé par environ 350 000 familles paysannes et 500 000 ouvriers agricoles participeraient à la récolte. Indirectement, l’économie de l’opium ferait vivre 4 à 5 millions de personnes, soit un quart de la population rurale du pays.

« La production d’opium n’est que la conséquence du contexte afghan, de la diminution des superficies cultivables à cause de sécheresses régulières et de quatre décennies de guerres et de conflits qui ont empêché le pays de se développer un tant soit peu, justifie Pierre-Arnaud Chouvy. Ce n’est pas dédouaner les producteurs afghans que de dire cela : supprimer la production d’opium dans un des pays les plus pauvres au monde ne résoudrait bien sûr en rien les causes du recours à la production d’opium. »

Signe de l’importance de cette ressource dans la survie économique des populations rurale, la superficie des terres afghanes affectées à la culture du pavot a augmenté de 37 % en 2020 en pleine crise du Covid-19, alors que l’économie nationale, dont une grande partie est informelle et souterraine, était majoritairement à l’arrêt et au bord de la faillite.

Le réchauffement climatique, allié structurel de l’opium

Sous l’effet du réchauffement climatique, les cycles de sécheresse se sont rapprochés ces dernières décennies en Afghanistan. Entre 1995 et 2018, ils ont presque doublé, cumulant 11 années de sécheresse.

Ces périodes arides sont non seulement plus nombreuses, mais aussi plus graves. En 2018, 22 provinces du pays sur 34 ont été touchées par la sécheresse, affectant près de 11 millions d’Afghans. Les inondations qui suivent ces saisons d’aridité extrême sont aussi dévastatrices : incapables d’être absorbées par des terres trop sèches, les eaux ravagent les champs et les habitations.

Face à la dégradation des conditions climatiques, le pavot a pu apparaître comme une culture de substitution adaptée. Si elle nécessite une bonne irrigation, elle est robuste et plus résistante à la sécheresse que les cultures traditionnelles, comme le blé.

Malgré ces atouts, la culture du pavot ne représente pas une poule aux œufs d’or pour les paysans. « La production d’opium ne permet que rarement à l’agriculteur de dégager des bénéfices, encore moins de s’enrichir et les cultures de pavot n’ont jamais occupé plus de 5 ou 6 % des surfaces cultivables, nuance le géographe Pierre-Arnaud Chouvy. Elle lui permet surtout de s’endetter moins rapidement, d’avoir un accès simplifié au crédit et de pouvoir louer des terres cultivables dont le prix est logiquement indexé sur celui de l’opium et non du blé. »

L’opium fait davantage office de précieux outil économique et sert de base de crédit, dans un pays où les prêts agricoles légaux et encadrés manquent. Il permet ainsi aux agriculteurs d’investir dans leur production agricole future, licite elle.

Car le pavot a beau être extrêmement lucratif, les paysans et les ouvriers agricoles n’en touchent qu’une faible part : environ 20 % de la valeur ajoutée avant exportation. Le reste est capté par les raffineurs, qui transforment la matière première en héroïne, les commerçants et les acteurs parasites (seigneurs de guerre, agents de l’État corrompus), un partage de la valeur ajoutée typique d’une économie mafieuse et qui ne peut survivre sans pots-de-vin et « protecteurs » en tous genres.

Éco-mots

Partage de la valeur ajoutée

La valeur ajoutée représente la richesse créée par une entreprise du fait de son activité de production. Elle permet de rémunérer les différents participants à la production, dont les salariés, les banques et l’État. Dans ce cas précis, les producteurs (agriculteurs) et les intermédiaires (raffineurs et protecteurs).

Un financement efficace pour les talibans

Au-delà même de la dépendance du pays et en particulier de sa population la plus pauvre à l’économie de la drogue, interdire la production de pavot serait contreproductif pour les finances des talibans, bien que le trafic de drogue ne soit a priori pas compatible théologiquement avec un islam rigoriste.

Et de la théorie à la pratique, il y a un fossé. Pour le journaliste et écrivain italien Roberto Saviano, c’est simple « ce n’est pas l’islamisme qui a gagné après plus de vingt ans de guerre, c’est l’héroïne. C’est une erreur de les considérer comme des miliciens islamistes : les talibans sont avant tout des trafiquants de drogue. Et, avec les narcos sud-américains, les plus puissants au monde ».

« Le commerce de l’opium représente l’une de leurs principales sources de revenus », a déclaré Cesar Gudes, chef du bureau de Kaboul de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), à l’agence de presse Reuters

Un rapport de mai 2021 de l’Inspection générale spéciale des États-Unis pour la reconstruction de l’Afghanistan (Sigar) estimait que les talibans tiraient jusqu’à 60 % de leurs recettes annuelles de stupéfiants illicites.

Opium… et pas seulement

Au début des années 2010, l’Afghanistan est aussi devenu l’un des deux premiers producteurs de cannabis au monde avec le Maroc. En 2012, l’ONUDC estimait qu’il y avait 12 000 hectares de champs de cannabis avec un potentiel de production à 1 300 tonnes. 51 % des villages cultivant de l’opium cultivaient aussi du cannabis.

L’Afghanistan devient par ailleurs une importante source de méthamphétamine dans la région. En Iran, pays limitrophe, la proportion de méthamphétamine d’origine afghane dans les saisies est passée de moins de 10 % en 2015 à plus de 90 % en 2019.

Cette estimation semble exagérée pour le socioéconomiste David Mansfield, un chercheur reconnu sur le commerce illicite de la drogue en Afghanistan, interrogé par Reuters. Pour lui, les talibans ne peuvent gagner grâce aux opiacés illicites que 40 millions de dollars par an maximum et ils gagnent plus d’argent en imposant des taxes sur les importations et les exportations légales grâce aux points de contrôle routiers.

Mais si les estimations chiffrées divergent, il ne fait aucun doute pour l’ensemble des experts et pour les Nations unies, que les talibans sont largement impliqués dans toute la chaîne de valeur de l’opium, de la plantation de pavot à l’exportation, et en tirent des revenus conséquents depuis plus d’une décennie.

« Il est indubitable qu’ils en profitent. Plus ou moins que de la taxation du commerce transfrontalier de biens de consommation, difficile à dire, juge Pierre-Arnaud Chouvy, géographe, chargé de recherche au CNRS. Mais l’économie de l’opium est incontournable pour tout homme de pouvoir en Afghanistan : le pouvoir donne accès aux ressources de l’opium et vice-versa. »

Et les dirigeants islamistes étant quasiment les uniques acheteurs d’opium, ils sont en position de force face aux paysans. Ils peuvent profiter de cette situation de non-concurrence pour négocier un prix d’achat relativement bas et s’enrichir. Une domination qui ne semble destiner qu’à se renforcer avec la prise de pouvoir sur l’ensemble du pays.

L’économie de l’opium est incontournable pour tout homme de pouvoir en Afghanistan : le pouvoir donne accès aux ressources de l’opium et vice-versa.
Pierre-Arnaud Chouvy,

géographe, chargé de recherche au CNRS

Interdire l’opium : les talibans ont déjà essayé, et perdu

Les talibans seront d’autant moins incités à interdire la production d’opium, qu’ils ont en tête leur précédente expérience au pouvoir, avant l’invasion américaine de l’automne 2001. Le mollah Omar, alors chef des talibans et dirigeant de l’Afghanistan, édicte, en juillet 2000, une fatwa proscrivant l’opium, dénoncé comme contraire à l’Islam, et interdit sa production.

Au-delà des motivations religieuses, les talibans veulent avec cette décision mettre fin aux sanctions internationales et pouvoir bénéficier d’aides au développement de la part de la communauté internationale.

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Reproduction à partir de la BBC, 2019. Source : UNODC / Enquêtes statistiques du gouvernement afghan

Avec cette mesure, les talibans provoquent la réduction la plus importante et la plus rapide de l’histoire moderne du narcotrafic. La chute de la production est vertigineuse : -95 % de la production. Les surfaces cultivées s’effondrent de 82 000 hectares à 8 000.

L’éradication du pavot sur l’ensemble du territoire taliban donne un coup d’arrêt sans précédent au trafic mondial d’héroïne, mais entraîne de vives résistances. La brutalité de l’interdiction fragilise le soutien de la population rurale aux islamistes et explique en partie l’écroulement rapide du régime des talibans en octobre et novembre 2001, au moment de l’invasion américaine.

Pour David Mansfield, « le futur gouvernement devra faire preuve de prudence pour éviter de se mettre à dos une nouvelle fois les territoires ruraux et éviter de provoquer une rébellion violente ».

« Avec la victoire des talibans, il est peu probable que l’économie de la drogue connaisse un ralentissement, pronostique Jonathan Goodhand, professeur d’études sur les conflits et le développement, à School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres, dans un article sur The ConversationCertes, les combattants islamistes restent officiellement opposés aux drogues illicites, mais les moteurs sous-jacents restent trop puissants et la manne financière trop importante. »

La réponse politique à venir des talibans se trouve peut-être dans une interview de 1997. Alors chef des talibans, le mollah Omar, avait exposé la vision morale ambiguë des talibans sur la culture de l’opium : « Une chose, au moins, est claire : nous n’autoriserons la vente ni d’opium ni d’héroïne en Afghanistan même. Notre objectif pour nous-mêmes est d’éliminer progressivement toute production de drogue dans le pays afin de protéger notre jeunesse. Mais ce n’est pas à nous de protéger les non-musulmans et les Occidentaux qui souhaitent acheter de la drogue et s’enivrer… »

Lutte contre la drogue : tempête de fer dans un verre d’eau

Les États-Unis ont dépensé plus de 8 milliards de dollars sur 15 ans pour tenter de priver les talibans de leurs profits du commerce de l’opium et de l’héroïne en Afghanistan, de l’éradication du pavot aux frappes aériennes et aux raids contre des laboratoires présumés. Sans succès.

Quand, en 2017, l’Afghanistan a battu un record, avec une production de 9 000 tonnes d’opium, Donald Trump décide de lancer l’opération « Tempête de Fer », au cours de laquelle des dizaines d’ateliers de transformation de l’opium en héroïne sont, en territoire taliban, bombardés par des B52 et des drones.

Plus d’une centaine de raids aériens ont été menés par la Force aérienne afghane et l’U.S. Air Force sur environ une centaine des quatre cents à cinq cents laboratoires.

Problème pour les Américains, la production d’héroïne est flexible et mobile. En moyenne, un laboratoire se reconstruit en trois à quatre jours.

Cette stratégie, particulièrement inefficace, a plus fait de victimes civiles que réduit le trafic et a renforcé la main mise des talibans sur la production et amélioré leurs infrastructures, en les déplaçant à l’abri dans les montagnes.

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