C’est un bâtiment impersonnel comme beaucoup d’autres à Arlington (Virginie), haut lieu du secteur de la défense en banlieue de Washington. Situé à quelques kilomètres du Pentagone, l’immeuble renferme l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense, plus connue sous son acronyme, Darpa.
Rattachée au ministère de la Défense mais indépendante d’autres organismes de recherche gouvernementaux, elle est à la fois l’une des entités les plus mystérieuses et les plus connues de l’administration américaine.
Discrète, elle apparaît dans plusieurs films et séries de science-fiction, comme X-Files, où l’un de ses scientifiques planche sur un antidote contre des maladies en utilisant une technologie extraterrestre.
Vu le travail de la « vraie » Darpa, on y croirait presque. Fondée en 1958, elle est chargée de financer la recherche et le développement d’innovations dans le domaine militaire en travaillant de concert avec les universités, les entreprises et d’autres acteurs privés.
Elle doit sa création à la mise en orbite du satellite soviétique Spoutnik, un an plus tôt. L’épisode, qui marqua le coup d’envoi de la conquête spatiale, avait entraîné chez les Américains la peur panique d’être supplantés dans la course à l’espace et à l’innovation. Dans ce contexte, la mission assignée à Darpa fut de créer la surprise technologique.
En près de 70 ans, elle a plus que rempli son contrat. L’agence a financé la mise en œuvre de plusieurs innovations qui ont bouleversé le monde. Le système de transfert de données Arpanet, l’ancêtre de l’internet, est l’exemple le plus connu.
La technologie de géolocalisation qui a servi à la création du GPS et d’applications comme Google Maps, les voitures autonomes, l’outil de reconnaissance vocale Siri ou encore les drones doivent en partie leur existence à l’agence.
Celle-ci a également soutenu, en 2013, la start-up médicale Moderna pour explorer les possibilités des vaccins à ARN messager.
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Aujourd’hui, elle travaille notamment sur des projets d’apprentissage automatique (machine learning), de lunettes infrarouges améliorées, de drones supersoniques ou encore d’algorithmes de prise de décision dans des situations complexes (opérations militaires, catastrophes naturelles…).
Budget relativement modeste
« L’agence fait des choses remarquables », observe William Bonvillian, maître de conférences au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et spécialiste de Darpa.
« L’argent du Pentagone peut être très efficace dans les étapes initiales d’un projet, mais comme il sait qu’il n’a pas les moyens de diffuser la technologie à grande échelle, il autorise les entreprises ou les universités avec lesquelles il collabore à les déployer dans le civil, évitant ainsi de créer un monopole militaire. C’est une incitation très puissante. »
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Au vu de ses succès, il serait logique de croire que Darpa est une agence gigantesque. Ce n’est pas le cas.
Dotée d’un budget relativement modeste (3,5 milliards de dollars) à l’échelle du gouvernement fédéral américain, elle emploie autour de 200 personnes. La moitié de ses effectifs est constituée de managers de programmes chargés de superviser les 250 projets dans lesquels l’agence investit, en animant les communautés d’entrepreneurs et d’universitaires qui réalisent le travail de recherche et de développement.
« Ces managers sont des profils qui ne courent pas les rues. Ils doivent connaître le monde de l’entreprise et le milieu académique pour pouvoir travailler au mieux avec tout le monde. Il faut surtout qu’ils aient de grandes idées ! », insiste William Bonvillian.
Projets ciblés, projets risqués
Autre spécificité du modèle : la mission de ces managers ne dure que quatre ans. Ce qui les pousse à être efficaces.
« En général, le monde de la recherche repose sur des petits pas et des mécanismes d’évaluation par les pairs. Ce n’est pas le bon moyen pour accoucher d’innovations révolutionnaires. Darpa, elle, se focalise sur des sujets très ciblés à fort potentiel qui nécessitent une prise de risque importante, comme la recherche sur les vaccins à ARN messager, poursuit l’expert. Elle ne fait pas dans le graduel. »
Le succès de Darpa suscite des convoitises à l’international. Plusieurs pays (Japon, Allemagne, Chine, Royaume-Uni…) ont lancé leur propre version de l’agence. Au niveau européen, son pendant est la Joint European Disruptive Initiative (JEDI).
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Créée en 2018, cette initiative soutenue par la France et l’Allemagne ambitionne de financer des technologies « disruptives » dans les domaines de l’environnement, l’énergie, la santé et l’espace, notamment. Objectif : faire de l’Europe un leader mondial de l’innovation.
À la manière des Grand Challenges de Darpa, JEDI organise des compétitions d’inventions et de recherche pour la communauté scientifique et technologique, avec des financements à gagner à la clé.
Mais reproduire le modèle de Darpa n’est pas aisé. À la différence de son homologue américaine, JEDI n’est pas financée par des fonds publics pour le moment, même si l’Allemagne et la France y sont favorables.
Elle dispose d’un budget un peu faible compte tenu de ses ambitions – 235 millions d’euros sa première année (avec l’objectif d’atteindre un milliard avec le temps). Elle se heurte aussi au poids des habitudes.
« On ne peut plus être dans une approche descendante (top-down) de l’innovation, ce qui a été le modèle européen jusqu’à présent », a confié le cofondateur de JEDI, André Loesekrug-Pietri, dans une interview parue l’an dernier. « Il faut écouter soigneusement le terrain, d’où viennent les meilleures idées, puis fixer les priorités. »
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