Certes encore, il a amélioré la transparence des prix sur le marché unique créé en 1993 et y a renforcé la concurrence et baissé les prix pour le plus grand bonheur des 340 millions de consommateurs des 19 pays membres de la zone monétaire.
Les promoteurs de l’euro peuvent aussi se targuer d’une autre promesse tenue par la monnaie unique. Conformément à sa devise (« Nous veillons à la stabilité des prix et à la sécurité de votre argent »), la BCE est toujours parvenue à maîtriser l’inflation autour de la cible des 2 % qui figure à son mandat, sans que les tensions actuelles ne viennent remettre en cause cette tendance de fond.
Plus contrastée, la dernière réussite à mettre au compte de l’euro s’observe à l’échelle du système monétaire international. La devise européenne n’est jamais parvenue à remettre en cause l’hégémonie américaine et le dollar est demeuré à la fois l’unité de compte des marchés internationaux et la seule véritable valeur refuge en matière monétaire. Cependant, loin devant le yuan chinois, l’euro tient son rang de deuxième monnaie internationale derrière le dollar américain et environ 20 % des réserves de change mondiales sont aujourd’hui libellées dans la devise européenne.
Les gagnants et les perdants de l’euro
Pour autant, le basculement vers la monnaie unique est loin d’avoir tenu toutes ses promesses. Ses promoteurs tenaient par exemple pour acquis qu’elle génèrerait un surcroît d’intégration économique et commerciale entre les pays membres, c’est-à-dire qu’elle contribuerait à une forte hausse des échanges de biens et de services entre eux. Il n’en a rien été.
Dans une récente note pour le think tank Terra nova, Jean Pisani-Ferry rappelle ainsi que l’introduction de l’euro a augmenté d’à peine 5 % le volume des échanges entre les pays membres.
La crise des subprimes, puis celles des dettes souveraines, ont également montré que la monnaie commune constituait à bien des égards un boulet aux pieds des pays membres les moins compétitifs.
Quand leurs économies ont encaissé un choc récessif, les pays du Sud de l’Europe n’ont pas pu pratiquer la dévaluation compétitive qui aurait pu contribuer à les relancer. Une fois la monnaie unique mise en place, fini le temps où une dépréciation de la lire ou de la peseta pouvait améliorer transitoirement la compétitivité-prix des produits italiens ou espagnols…
Éco-mots
Dévaluation compétitive
Décision d’une banque centrale de baisser la valeur de la monnaie de telle façon à améliorer la compétitivité des biens exportés pour rééquilibrer la balance commerciale d’un pays.
Plus problématique encore, l’euro a contribué à accentuer la divergence des spécialisations entre le Sud et le Nord de la zone. Paul Krugman alerte sur cette faille de l’union monétaire européenne en construction dès 1993.
L’économiste américain démontre que, facilitant à la fois les échanges de biens et la circulation des capitaux, l’instauration d’une monnaie unique risque de conduire à une hyperspécialisation des pays membres. Voulant profiter d’effets de cluster et d’économies d’échelle, les entreprises industrielles vont en effet avoir tendance à se localiser dans les régions d’ores et déjà les plus industrialisées et compétitives.
Éco-mots
Effet de cluster (ou effet d’agglomération)
Production d’externalités positives par la concentration géographique d’acteurs économiques (entreprises, universités, etc.) d’une même filière ou d’un même secteur.
Krugman esquisse la carte prémonitoire d’une zone euro coupée en deux, entre des pays du Nord spécialisés dans les activités industrielles et exportatrices à forte valeur ajoutée et des pays du Sud où domine une économie résidentielle de services à plus faible valeur ajoutée.
Moins de trente ans plus tard, la prédiction de Krugman s’est globalement avérée et une étude du Centre for European Policy (Cep) de 2019 a clairement prouvé que l’euro avait fait des gagnants et des perdants. Le Cep estime que, parmi les grandes économies de la zone, seuls l’Allemagne et les Pays-Bas ont tiré un gain de prospérité du basculement vers la monnaie unique, ces avantages étant respectivement chiffrés à 1 893 et 346 milliards entre 1999 et 2017.
Sur la même période, l’euro aurait engendré une perte de prospérité de 3 591 milliards d’euros pour la France et de 4 325 milliards pour l’Italie.
La zone euro n’est pas une zone monétaire optimale
Si la monnaie commune européenne n’est pas avantageuse pour tous ses membres, c’est que la zone euro ne constitue pas une zone monétaire optimale (ZMO) au sens de Robert Mundell (1932-2021).
Dans « A Theory of Optimum Currency Areas » (1961), il affirme qu’une zone monétaire n’est mutuellement profitable à ses parties prenantes qu’à condition que les travailleurs soient parfaitement mobiles au sein de cette zone.
En effet, quand deux régions A et B sont membres d’une même union monétaire et que la demande pour les biens de la région A croît alors que la demande pour ceux de la région B baisse, ce que l’économie nomme un choc asymétrique, l’inflation augmente en A alors que B connaît une montée du chômage.
Éco-mots
Choc asymétrique
Modification brutale de la demande ou de l’offre affectant un seul pays ou une partie des membres seulement d’une union monétaire.
Privées de l’outil de la dévaluation, ces deux régions n’ont d’autre solution que d’encourager un transfert d’une partie des travailleurs de B vers A. Cette condition d’optimalité de la parfaite circulation des travailleurs n’est évidemment pas réalisée en zone euro.
La mobilité du facteur travail y existe, mais elle reste limitée par les barrières linguistiques et culturelles et par la diversité des systèmes socio-fiscaux des pays membres.
La nécessité d’un fédéralisme budgétaire ?
À la suite des travaux de Mundell, la littérature économique sur les ZMO a identifié plusieurs autres conditions d’optimalité. Ronald McKinnon (1963) a par exemple montré que la réussite d’une union monétaire supposait que ses économies membres présentent un même degré d’ouverture, c’est-à-dire une part des importations et des exportations dans le volume des biens consommés et produits la plus proche possible. Sur ce critère encore, les pays de la zone euro sont très divergents.
La solution à cette impasse est connue. Il faudrait que l’union monétaire soit doublée d’une union budgétaire, des transferts des pays prospères vers les pays en crise permettant d’amortir ponctuellement les chocs asymétriques à l’image de la politique d’aides aux États mise en place par le gouvernement fédéral américain.
Ratifié en 2021, le plan de relance européen consécutif à la crise sanitaire a débloqué 750 milliards d’euros d’aides qui, pour la première fois dans l’histoire de l’UE, ont été financées par un endettement au nom des 27.
S’il s’agit bien d’un premier pas vers la construction d’un budget commun digne de ce nom, l’Union européenne est encore loin du fédéralisme budgétaire, laissant les 19 pays utilisant l’euro constituer une zone monétaire inachevée.
En classe
Les questions au programme de SES au lycée dont des notions ou des mécanismes sont abordés dans cet article :
Première : « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? »
Terminale : « Comment expliquer les crises financières et réguler le système financier ? » et « Quelles politiques économiques dans le cadre européen ? »