Après une légère baisse en mai et juin, il est reparti à la hausse en juillet – le dernier mois disponible dans les statistiques du Bureau du travail américain – à 3 977 000 personnes. Le secteur de la restauration et de l’hôtellerie, où les salaires sont bas et les conditions de travail difficiles, est l’un des plus touchés, avec les transports et la distribution.
La Grande Introspection
Cette vague de démissions n’est pas surprenante selon Chason Hecht, le fondateur et P.-D.G. de Retensa, une entreprise créée en 2000 et spécialisée dans la rétention d’employés.
« Nous observons toujours des démissions après les périodes de crise, comme le 11-Septembre, l’explosion de la “bulle des dotcom”, la récession de 2008-2009. Mais la vague actuelle est unique. Cette "Grande Démission" suit une période de "Grande Introspection" : les employés américains souffraient déjà de hauts niveaux de désengagement dans leur travail, ils se posaient des questions sur le sens de ce qu’ils faisaient.
Quand la pandémie a frappé, jamais autant d’employés n’ont perdu leur emploi ou n’ont été forcés de travailler à distance. Ils ont regardé leur vie et leur activité et se sont demandé si cela valait le coup de continuer. »
Pour des employés de fast-food comme Iesha Townsend, qui ne bénéficiait pas de congés maladie payés et touchait un salaire modique qui l’a forcée à trouver un travail supplémentaire à temps partiel pour faire vivre sa famille, la décision a été vite prise. Une visite chez le médecin, qui a confirmé son mauvais état de santé, l’a aidée à sauter le pas.
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À l’autre extrémité de l’échelle salariale, l’insatisfaction frappe aussi. Employée dans l’informatique, Emily Remen a décidé de changer de travail en mars dernier, quand son employeur a voulu faire revenir tout le monde au bureau.
Cette trentenaire vivant en banlieue de New York avait pris goût au travail à distance, chez elle, et ne voyait aucune justification valable à retourner voir ses collègues en personne.
« Je suis beaucoup plus productive entre les réunions. Je perds moins de temps dans les transports ou à me préparer pour aller au travail, assure-t-elle. Pour moi, vouloir faire revenir tout le monde au bureau relève du micro-management. J’étais quelqu’un de très extravertie, qui aimait être entourée de gens, mais depuis la pandémie, je sais que je ne veux plus être enfermée dans un bureau en permanence. Cela n’a plus de sens. »
Elle a retrouvé un travail similaire dans une entreprise qui favorise, elle, le travail à distance. « Beaucoup d’Américains n’aimaient pas leur travail, soit parce qu’ils n’étaient pas bien payés, soit parce qu’il n’offrait pas un bon équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Avec la pandémie, on a tous été exposés à une alternative », résume-t-elle.
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Deux millions de nouveaux free-lances
D’après Chason Hecht, d’autres facteurs expliquent cette insatisfaction profonde, comme la stagnation des salaires après la récession et la complexification de certains métiers, que l’on alourdit de nouvelles tâches. Comme le personnel navigant à bord des avions.
« Autrefois, illustre Chason Hecht, les hôtesses de l’air et les stewards s’occupaient seulement du confort et de l’information des passagers. Maintenant, ils doivent non seulement leur vendre de la nourriture et des boissons, mais aussi des cartes de crédit ! Beaucoup de professions ont évolué de la même manière. »
Il cite une dernière raison : la médiatisation croissante des manquements des dirigeants d’entreprises à leurs obligations sociales et environnementales. Un thème particulièrement concernant pour les nouvelles générations, bien représentées ces dernières années chez les « corporate activists », ces employés militants qui poussent leurs entreprises à agir contre les injustices dans l’ensemble de la société.
Où ces démissionnaires vont-ils ? Certains prennent du temps pour eux et vivent des allocations chômage exceptionnelles débloquées par l’État fédéral au début de la pandémie – celles-ci ont expiré début septembre. D’autres, les plus âgés et les plus riches, décident de partir à la retraite plus tôt que prévu pour profiter de la vie.
En avril 2020, 2,7 millions d’Américains âgés de plus de 55 ans envisageaient ainsi de sauter le pas. D’autres encore, ayant attendu patiemment la reprise du marché de l’emploi après l’année noire 2020, changent d’entreprise ou se consacrent à une activité free-lance.
Selon la plateforme de travailleurs indépendants Upwork, quelque deux millions d’Américains sont devenus free-lances à plein temps en 2020, soit une augmentation de huit points par rapport à 2019. Ces travailleurs représentaient, en 2020, 36 % de la population des indépendants contre 28 % l’année d’avant.
C’est le choix de vie qu’a fait Iesha Townsend après McDonald’s. En avril dernier, elle est devenue livreuse à plein temps pour les plateformes Uber Eats et Instacart. « Mon emploi du temps est plus flexible aujourd’hui. Je peux faire des sorties. Je ne fais plus de crises d’angoisse et je n’ai plus de douleurs à la poitrine », se réjouit-elle.
Pénurie de vétérinaires
Ce bonheur retrouvé fait parfois le malheur des employeurs qui, dans certains secteurs, peinent à remplacer les démissionnaires ou les employés mis en chômage temporaire en début de pandémie et qui ne veulent pas revenir travailler dans les mêmes conditions.
La restauration rapide n’est pas le seul secteur qui cherche à recruter. Faute de chauffeurs de poids lourds, Tampa, l’une des principales villes de Floride, a annoncé, fin août, manquer d’oxygène liquide pour traiter ses eaux et soigner les malades du Covid-19 atteints de problèmes respiratoires.
Le groupe de restauration Darden a annoncé la distribution de 17 millions de dollars à ses 90 000 employés à l’heure et l’augmentation du salaire plancher de 10 à 13 dollars de l’heure à l’horizon 2023, une mesure également prise par le mastodonte de la grande distribution Walmart, principal employeur privé aux États-Unis.
Chason Hecht tempère : « Sauf pour les entreprises qui payaient très mal leurs salariés, les augmentations ne sont pas une bonne manière de les retenir sur le long terme. Après trois semaines, l’effet motivant de ces augmentations se dissipe. »
Selon l’expert, les entreprises devraient plutôt « prendre le temps » de comprendre les vraies attentes de leurs employés. « Peut-être veulent-ils un meilleur équilibre travail-vie privée ou bien que des recrutements soient faits pour alléger la charge de travail… »
Iesha Townsend aurait pu continuer à travailler chez McDo si l’entreprise avait fait des efforts. « S’ils me donnent une rémunération plus élevée et des congés maladie payés, j’y retournerai. »

Manifestation d’employés de la restauration pour obtenir 15 dollars de salaire horaire minimum. Crédits : Jim WEST/REPORT DIGITAL-REA.
Elle a rejoint le mouvement « Fight for $15 », qui réclame depuis 2012 une revalorisation à 15 dollars du salaire horaire des travailleurs de la restauration rapide et une amélioration des conditions de travail.
Elle espère que les difficultés actuelles de recrutement donneront au mouvement plus de poids dans les négociations avec le patronat. « Ces entreprises se font des milliards de dollars ! Elles doivent reconnaître que nous sommes des travailleurs essentiels et nous traiter comme tels. »
Crédits photo d'illustration : Low wage economy, par wandererwandering via Flickr. CC BY 2.0.