Les relations, déjà tendues entre l’Union européenne et la Turquie, pourraient se compliquer à l’avenir. La raison ? L’entrée en vigueur, décidée par Bruxelles, du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) entre 2023 et 2026.
En 2019, 34 % des importations européennes de ciment provenaient de Turquie, ce qui rapportait à Ankara 1,8 milliard d’euros. Le problème, c’est que ce matériau, largement utilisé pour les constructions, est très polluant. Des émissions de carbone qui, demain, pourraient coûter cher aux exportateurs turcs.
Avec le MACF, les entreprises étrangères qui exportent à l’intérieur de l’UE devront payer pour compenser leurs émissions de carbone. Bruxelles veut inciter « le monde entier à s’engager dans la réduction des émissions de CO2 », tout en assurant « une concurrence loyale aux entreprises ».
Lire aussi > Tout comprendre au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, l’outil de l’UE pour lutter contre le réchauffement climatique
Car aujourd’hui, plusieurs industries européennes délocalisent des activités pour échapper aux normes environnementales de l’Union. Ils optent pour des régions où la réglementation est inexistante ou plus faible. Le ciment, un des cinq secteurs concernés par le MACF (avec l’acier, le fer, l’aluminium, les engrais et l’électricité), est un bon exemple.
Éco-mots
Fuite de carbone
Lorsqu’une entreprise ou une industrie délocalise sa production dans un pays où la réglementation du carbone est inexistante ou plus faible, pour échapper aux normes environnementales plus strictes du territoire sur lequel elle opérait précédemment.
Certes, la balance commerciale européenne du ciment est positive, mais depuis 2016, les importations de l’UE ont connu une énorme progression, alors que les exportations ont fortement diminué. « Si d’autres facteurs que les prix du carbone ont probablement contribué à ce phénomène, il existe un risque important de “fuites de carbone” dans le secteur du ciment face à l’augmentation des prix du carbone dans l’UE », estime l’ONG European Roundtable on Climate Change and Sustainable Transition (ERCST) dans un récent rapport.
Le secteur le plus pénalisé
Il est difficile de définir précisément combien la Turquie devra payer pour les émissions de CO2 de ses exportations de ciment. « Cela dépendra du prix du carbone et du cadre précis du MACF, reconnaît Cecilia Bellora, économiste au CEPII. Va-t-on par exemple prendre en compte le mix énergétique utilisé pour la production de ciment ? ».
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que « le ciment turc est relativement plus intensif en carbone que son homologue européen », précise Ahmet Atıl Aşıcı, professeur associé à l’Université d’Istanbul. Et d’après plusieurs études, les secteurs turcs du ciment (et de l’électricité) seront donc les plus pénalisés par le MACF.
Lire aussi > Cinq réglages climatiques pour le commerce international
Dans l’hypothèse où le prix d’une tonne de carbone à la frontière de l’UE atteindrait les 100 euros, « les producteurs turcs paieront, en moyenne, 84 euros par tonne de ciment exporté », calcule Ahmet Atıl Aşıc. Même en partant d’un prix du carbone moins élevé (entre 30 et 50 euros la tonne), le coût du MACF (pour l’ensemble des secteurs concernés) représenterait entre 1,1 et 1,8 milliard d’euros par an. L’économie turque pourrait perdre entre 2,7 % et 3,6 % de PIB d’ici à 2030 !

Source : « Impact of Carbon Border Adjustment Mechanism on Iron-Steel and Cement Sectors in Turkey : A Social Accounting Matrix Multiplier Analysis », Kılınç Ayşegül, 2022.
Un système national ?
« Comme ils n’auront pas la possibilité de jouer sur le prix du carbone, les exportateurs pourront essayer de réduire leurs émissions », suggère Cecilia Bellora, au CEPII. Mais décarboner du ciment n’est pas facile : cela passe par la réduction du clinker, composant principal et plus gros facteur de carbone, dans la « recette du ciment ».
Le déploiement de technologies innovantes comme le captage et le stockage des émissions de CO2 générées par la production est aussi une piste, mais ces méthodes ne sont pas disponibles actuellement ou bien elles prennent du temps.
Lire aussi > Ces cinq mécanismes économiques pour le climat
Alors, pour des chercheurs comme Ahmet Atıl Aşıc, le MACF peut être vu comme « une opportunité de transformer l’économie turque ». À condition que le pays choisisse d’instaurer un système de tarification du carbone à l’échelle nationale. En s’appuyant sur les émissions de carbone produites par la production de ciment en 2018 et dans l’hypothèse d’une tarification nationale de 30 euros pour 1 tonne de CO2eq*, le revenu généré pourrait atteindre 2,2 milliards d’euros !
Éco-mots
Équivalent CO2
Pour un gaz à effet de serre, c'est la quantité de dioxyde de carbone (CO2) qui provoquerait le même forçage radiatif que ce gaz, c’est-à-dire qui aurait la même capacité à retenir le rayonnement solaire.
Vers de nouveaux débouchés
Une somme, qui au lieu d’arriver dans les poches de l’UE, pourrait revenir au gouvernement turc et, pourquoi pas, être redistribuée aux cimentiers sous forme de subventions, souligne le professeur. « Ce système d’échange de quotas d’émission, étudié depuis plusieurs années en Turquie, devrait être opérationnel d’ici 2024. »
Lire aussi > Le marché du carbone expliqué avec du coton
En attendant, et si le marché européen devient trop coûteux, il y a des chances pour que l’industrie turque du ciment se réoriente vers d’autres partenaires, en Afrique ou au Moyen-Orient. Déjà importants, ces échanges pourraient se développer davantage.
« Les entreprises turques sont résilientes. Elles ont l’habitude de s’adapter aux chocs : entre les fluctuations des taux de change, l’inflation, l’instabilité politique, etc. », énumère Julien Marcilly, économiste qui a exercé en Turquie. Pour l’heure, si les firmes turques sont conscientes des coûts supplémentaires qu’engendrera le MACF, elles ne sont donc pas très inquiètes.
Un article à retrouver dans notre numéro consacré au commerce international et au climat, disponible prochainement.