Pat Aini, manager chez Alstom aux États-Unis, enfile un casque de chantier avant de pénétrer dans un énorme hangar. À l’intérieur de cette ruche équipée d’impressionnants ventilateurs suspendus au plafond, des dizaines d’employés de la compagnie française de transport s’affairent autour de morceaux de trains en cours d’assemblage.
Dans un hangar voisin, d’autres petites mains en gilets jaunes apportent les dernières touches à un « Acela » nouvelle génération, posé sur des rails. Vingt-huit de ces trains à grande vitesse, plus rapides et modernes que les rames actuelles, doivent être livrés à la compagnie nationale Amtrak en 2022.
Ils fileront à près de 300 km/heure dans le fameux «corridor nord-est», la zone la plus densément peuplée du pays qui regroupe les villes de Boston, New York, Philadelphie et Washington.
« Aux États-Unis, on est très fier de nos entreprises de l’aérospatiale et du secteur automobile. Pour moi, les fabricants de trains comme Alstom sont tout aussi importants en termes de création d’emplois et de savoir-faire. Ils n’ont rien à envier aux géants comme Ford et General Motors », estime Pat Aini.
Dans ces ateliers géants, bourrés d’appareils de haute-technologie, on oublie aisément que le train n’a plus sa superbe d’antan aux États-Unis. Va-t-il renaître de ses cendres au pays de la bagnole-reine ?
Amtrak Joe à la relance
C’est en tout cas l’espoir de Joe Biden. Surnommé « Amtrak Joe », le président démocrate est un passionné. Il aime raconter aux journalistes et à ses homologues qu’il a parcouru plus de deux millions de kilomètres en train comme sénateur du Delaware et vice-président.
Partisan pendant la campagne de 2020 de lancer une « grande révolution du rail », il veut réaliser des investissements massifs dans le ferroviaire. Son plan de 1 100 milliards de dollars visant à moderniser les infrastructures, en discussion au Congrès, prévoit 66 milliards de dollars pour rénover et étendre le réseau national, tout en soutenant le développement de l’offre locale et régionale.
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En cas de feu vert, cette injection historique serait ressentie dans toute l’économie. Selon l’Association américaine des transports publics (APTA), chaque dollar investi dans les transports collectifs (trains, trams, bus, métros, ferries…) en génère cinq autres en retour.
Premier âge d’or
Le rail américain connaît son heure de gloire dans la seconde moitié du XIXe siècle, quand le Congrès autorise la construction de plusieurs grandes lignes transcontinentales.
Leur objectif : faciliter le transport de marchandises entre les côtes est et ouest. Entre 1871 et 1900, pas moins de 200 000 kilomètres de rails sont posés à travers le territoire.
« Le chemin de fer a grandement contribué au développement de l’économie nationale », insiste Richard White, professeur à l’université Stanford et auteur de Railroaded: The Transcontinentals and the Making of Modern America, un ouvrage sur l’histoire ferroviaire américaine. « C’était le seul moyen de transporter des biens dans un pays aussi vaste que les États-Unis ».
Toutefois, ces lignes gigantesques sont mises à rude épreuve par l'essor de l'automobile et de l’aérien au XXe siècle. La construction d’un réseau d’autoroutes nationales dans les années 1950, financées par l’État fédéral sous l’impulsion du gouvernement Eisenhower, représente un coup dûr pour le secteur. Le nombre de passagers chute de 770 millions en 1946 à 298 millions en 1964.
Gabégie d'argent public
Voyant la situation se dégrader, le gouvernement autorise les compagnies ferroviaires privées à se recentrer sur le fret, qui reste plus lucratif malgré le boom du transport par camions.
En 1971, l’entreprise publique Amtrak est créée par le Congrès pour garantir aux Américains un service de base pour les passagers. Mais en dehors du couloir nord-est, très peuplé, ses lignes sont un véritable gouffre financier.
Résultat : depuis sa création, Amtrak n’a jamais été profitable et les prix des tickets sont souvent élevés. Une réalité qui vaut à la compagnie d’être régulièrement brocardée par les républicains, prompts à dénoncer ce qu’ils voient comme un gaspillage de l’argent public.
« En France, le fret et le transport de passagers sont intégrés. Les recettes de l’un peuvent soutenir l’autre. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, où le fret est du ressort du privé. Amtrak et le gouvernement fédéral en sont réduits à assumer les coûts du transport de passagers », résume Richard White.
Le développement de trains à grande vitesse est l’une des victimes de ce manque de moyens. Comme Amtrak n’a pas les ressources financières pour construire son propre réseau ferré, ses rames empruntent, presque partout en dehors du nord-est, les voies utilisées par le fret. Or, celles-ci ne sont pas conçues pour soutenir des trains roulant à des vitesses très élevées.
« Le train à grande vitesse a peu de sens aux États-Unis en dehors du nord-est, où les routes sont souvent embouteillées et la population est assez importante. Ailleurs dans le pays, la densité est trop faible », poursuit Richard White.
Il cite l’exemple du « fiasco » du train rapide entre San Francisco et Los Angeles pour illustrer la difficulté de mener à bien de tels projets. Cette ligne, qui devait ouvrir en 2020 pour relier les deux villes en moins de trois heures (contre six en voiture), est devenue un véritable cauchemar pour l’État de Californie.
Le chantier s’est notamment heurté à des problèmes d’acquisition de terrains le long de l’itinéraire prévu. Reporté aux calendes grecques, il a déjà coûté 100 milliards de dollars aux contribuables, soit trois fois le coût initial.
Le train, allié du climat
À Alstom, Pat Aini préfère être optimiste. « Avec les préoccupations environnementales grandissantes, le train gagne en popularité », veut-il croire. L’Américain est bien placé pour connaître les bienfaits de ce mode de transport : il a grandi à Hornell, la commune de 8 200 habitants dans le nord de l’État de New York où Alstom a installé le site de production où il travaille.
Située à un point de jonction le long de l’ancienne Erie Railroad, une ligne qui fila au XIXe siècle entre la ville de New York, au sud, et le Lac Erie, au nord, elle a vu fleurir autrefois des ateliers de maintenance et d’autres services associés au chemin de fer. Au pic de l’activité, la commune comptait 15 000 habitants, liés d’une manière ou d’une autre au rail.
Le 15 de chaque mois, jour de paie, les nombreux commerces de Main Street, l’artère principale de Hornell, restaient ouverts plus longtemps pour permettre aux employés de dépenser leur argent. « Il y avait un nombre très élevé d’églises et de bars par tête ! Tout le monde se connaissait et s’entraidait en cas de besoin. Les cheminots étaient une grande famille. Nous travaillions dûr. Nous ne le faisions pas pour l’argent, mais parce que nous étions fiers d'être cheminots », se souvient Eugene Baker, un ancien employé de l’Erie, rencontré au musée de Hornell.
Truffé d’objets en tout genre retraçant l’épopée du rail dans la région (uniformes, plans, billets de train…), ce petit musée, abrité dans l’ancienne gare locale, aborde aussi les heures sombres de l’industrie. Un journal raconte notamment la faillite de « l’Erie » dans les années 1970. Comme d’autres « railroad towns » du nord-est des États-Unis, Hornell a changé.
Les commerces ont fermé à mesure que la population s’est réduite. Les repreneurs des ateliers, qui faisaient la fierté et l’identité de la ville, se sont succédé sans rester, laissant un goût amer dans la bouche des habitants. « La ville était comme un ballon qui se dégonfle », illustre Eugene Baker.
Locomotive économique
Mais depuis l’arrivée d’Alstom en 1997, elle connaît une renaissance. Les commerces sont revenus, les écoles se sont remplies et de nouveaux logements sont sortis de terre dans les hauteurs de la ville pour faire face à l’accroissement de la population. Un hôtel, le premier à Hornell, doit également ouvrir ses portes prochainement.
Chouchoutée à coups d’aides financières par les élus locaux, l’entreprise française a poussé d’autres fournisseurs internationaux à s’installer dans la région, comme le fabricant de sièges Compin venu travailler sur les nouveaux trains d’Amtrak.
Elle construit actuellement un autre site de production, dans le nord de Hornell, afin de fabriquer des trains Metra pour la ville de Chicago. Le projet doit créer 280 emplois, qui viendront s’ajouter aux 800 que compte déjà la compagnie dans ses ateliers existants.
Une aubaine dans cette région qui reste rurale et pauvre. « Le ferroviaire ne peut que grandir aux États-Unis. Nous ne pouvons plus construire d'autoroutes », explique Jim Griffin, l’ancien directeur de l’agence de développement économique de Hornell. Amoureux du rail, l’octogénaire a convaincu Alstom de s’implanter dans sa ville il y a plus de vingt ans. Il en est convaincu: « le futur du train est prometteur ».