« Roe révoqué ». La décision avait fuité quelques semaines plus tôt, mais l’annonce de ce 24 juin reste cataclysmique outre-Atlantique : la Cour suprême (majoritairement conservatrice) a invalidé l’arrêt Roe v. Wade qui, depuis 1973, accordait le droit à l’avortement à toutes les Américaines. Vingt-six des cinquante États du pays devraient interdire l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Cette décision, déplore le président Joe Biden, « met en danger la santé et la vie des femmes ». Elle intervient alors que les avortements sont en augmentation, complète l’institut de statistiques Guttmacher. En 2020, 930 160 IVG ont eu lieu aux États-Unis (+8 % par rapport à 2017). « Plus d’une sur trois a été réalisée dans des États désormais certains ou susceptibles d’interdire l’avortement », lit-on sur leur site. Et « des décennies de recherche montrent que les interdictions et les restrictions en matière d'avortement ne réduisent pas les grossesses non désirées, ni la demande d'avortement », prévient l’institut Guttmacher.
En revanche, les inégalités vont s’accentuer. À commencer, par l'accès aux soins. Comme le résume Marie-Cécile Naves, politiste à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) dans les colonnes du JDD : « Les femmes qui ont les moyens iront avorter dans les États qui le permettent. Les autres feront comme elles pourront».
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L’économiste américaine Caitlyn Myers estime qu’environ un tiers des femmes vivant dans les régions d’interdiction seront incapables d’atteindre un établissement qui pratique l'avortement. Pour les Américaines pouvant se déplacer, la distance moyenne à parcourir pour se rendre à la clinique la plus proche passera de 33 miles actuellement, à 282 miles.
Les dépenses seront donc conséquentes. L’avortement, qui n’est pas toujours pris en charge par les assurances privées ou par le programme d’aide aux plus modestes (Medicaid), coûte déjà en moyenne entre 551 et 1 670 dollars (chiffres de 2017). Son prix varie en fonction de la phase de grossesse dans laquelle il intervient, du moyen utilisé (pilule ou intervention médicale), de l’établissement ou encore de l’État dans lequel il est pratiqué.
Les minorités plus touchées
Mais au coût de l'intervention, s'ajouteront des frais annexes, soulignent trois chercheuses dans la revue médicale Women's Health Issues. Pour les estimer, elles se sont appuyées sur des situations déjà existantes dans certains États si restrictifs que des femmes sont forcées de se déplacer pour une IVG.
Leur étude montre que deux-tiers des patientes payent alors des frais supplémentaires pour le transport (44 dollars en moyenne) ; plus d'un quart d'entre elles ont perdu 198 dollars de salaire et environ une sur dix a dû payer 57 dollars en moyenne pour la garde de ses enfants. Une partie de ces femmes (6 %) a aussi dû dépenser 140 dollars pour l'hôtel. « Et pour couvrir ces dépenses, de nombreuses femmes ont dû retarder ou renoncer à payer des factures (par exemple, électricité, assurance, voiture [30 %]), nourriture (16 %) et loyer (14 %) ».
« Ces dépenses annexes sont inférieures à celles de l’IVG proprement dite, mais elles ne doivent pas être négligées », insistent les autrices. Surtout quand on sait que 49 % des patientes ayant recours à un avortement vivent sous le seuil de pauvreté et 75 % d’entre elles ont de faibles revenus.
Les femmes issues des minorités (afro-américaines, latinos) sont aussi beaucoup plus susceptibles de connaître une grossesse non désirée que les femmes blanches. Elles sont davantage touchées par la précarité et ont un accès au soin et à la contraception plus limité, comme le détaille dans le New Yorker, Tiffany Green, économiste, spécialiste de la santé des populations : « En 2004, environ un tiers des avortements étaient le fait de femmes blanches, 37 % de personnes noires et 22 % de personnes hispaniques. »
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Des bienfaits économiques
Les expériences passées montrent que la décision de la Cour suprême risque d’aggraver la situation. « Les femmes blanches de classe moyenne ou supérieure pouvaient, dans certains États, obtenir un avortement légal ou quitter le pays. Elles ont également pu persuader des médecins qualifiés de pratiquer l’avortement clandestinement. Si certaines femmes noires ont accès à des médecins et à des sages-femmes qualifiés, les femmes noires pauvres ont moins d'options sûres ou légales », écrivent les professeurs en santé publique de l’université de l'université de Californie à San Francisco (UCSF). « Dans la ville de New York, dans les années 1960, 80 % des décès causés par des avortements illégaux concernaient des femmes noires et portoricaines. »
Car l'interdiction de l'IVG pourrait avoir des conséquences sanitaires graves. Les Américaines qui ne pourront pas se faire avorter dans un autre État, pourraient avoir recours à des méthodes plus ou moins sûres : commander des pilules sur le marché noir ou utiliser, comme avant 1973, des méthodes artisanales et dangereuses. « Au début des années 1960, l’hôpital du comté de Cook à Chicago, traitait plus de 4 000 femmes par an suite à des avortements qui avaient mal tournés », se souvient The New York Times.
« Les plus vulnérables seront obligées de mener à terme des grossesses auxquelles elles n’étaient pas préparées », déplore dans le Times Tammi Kromenaker, directrice de la Red River Women’s Clinic, dans le Dakota du Nord. En plus de la détresse psychologique que cela peut enclencher, de nombreuses recherches recensent les conséquences économiques pour les femmes s’étant vu refuser une IVG.
Parmi les études notoires, Turnaway, conduite à partir d'"expériences naturelles", montre que cinq ans après les faits, les femmes n’ayant pas pu avorter ont vu leurs dettes augmenter de 78 % et leur risque d'être surendettées ou de subir une procédure judiciaire, de 81 %.
Une étude de l'American University révèle également que l'accès à l'avortement augmente la réussite scolaire et professionnelle des femmes, particulièrement des afro-américaines. Cela permet de réduire la pauvreté et la dépendance à l'assistance publique. Et l’économiste Caitlyn Myers de conclure : « Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’accès à l’avortement joue un rôle central dans la vie financière des femmes. »