1997 : le président chinois Deng Xiaoping meurt. L’hebdomadaire américain Time titre : « Ses héritiers sauront-ils construire une superpuissance que le monde puisse aimer ? » Vingt-deux ans plus tard, la Chine est devenue une superpuissance économique et les États-Unis lui déclarent la guerre. Une guerre économique totale, qui va bien au-delà des escarmouches commerciales. Il s’agit pour l’Ouest de rester, pour l’Est de devenir, le centre de gravité de l’ordre économique mondial.
De nouveaux tracés économiques

En l’espace d’une génération, la Chine est passée de 10e puissance économique mondiale (16 fois moins riche que les États-Unis), à numéro 2. Elle est déjà la plus grosse économie en Parité de pouvoir d’achat (PPP) et ne compte pas s’arrêter là. Le gouvernement de Xi Jinping a lancé en 2013 la « Belt and Road initiative » (BRI), un gigantesque programme d’aménagement de l’Asie centrale pour en faire un espace intégré aux ressources facilement exploitables, en quelque sorte de « nouvelles routes de la soie » pour créer un corridor d’échanges entre l’Asie et l’Europe.
Pour l’heure, 575 milliards de dollars d’investissements ont été attribués à ce projet. Une réponse à Donald Trump qui s’est retiré du traité de libre-échange signé en 2015 par Barack Obama avec 12 pays d’Asie-Pacifique, un accord dont la Chine avait été soigneusement exclue. « Au fur et à mesure que les États-Unis se retirent du reste du monde, la Chine occupe le moindre espace disponible », commente Steen Jakobsen, économiste à la banque danoise Saxo. C’est au tour de l’Empire du Milieu de tracer les couloirs économiques qui alimenteront son expansion, comme jadis les canaux de Panama ou de Suez financés par les puissances occidentales.
La Chine bat les cartes...et joue son propre jeu
Deux ans plus tard, en 2015, le même Xi Jinping lance une ambitieuse stratégie industrielle baptisée « Made in China 2025 ». L’idée : remonter vers l’amont de la chaîne de production internationale. D’atelier du monde, qui fabrique des produits à faible valeur ajoutée et assemble les produits high-tech des autres pays, la Chine veut devenir un pays qui détient et contrôle les technologies permettant de construire ses propres produits à forte valeur ajoutée.

L’objectif de ce plan est clair : être en 2049 (pour le centenaire du régime communiste), le « leader parmi les puissances industrielles mondiales », à la pointe de l’innovation, avec un avantage compétitif dans plusieurs grands secteurs industriels comme l’industrie pharmaceutique, l’automobile, l’aéronautique, le spatial, les TIC, la robotique. Bref, « Made in China 2025 » est une attaque directe contre l’hégémonie américaine.
Parallèlement à son expansion économique et géographique, la Chine de 2019 refuse de jouer le jeu du multilatéralisme dans lequel chaque nation se spécialise et accepte donc de se rendre dépendante des autres. La Chine joue son propre jeu. Les États-Unis se sont adaptés. Pour contrer des politiques chinoises qu’ils jugent (ils ne sont pas les seuls) anti-concurrentielles, fini le recours à l’OMC, fini le règlement collaboratif des différends pour dumping, subventions abusives ou fermeture de marché. Trump préfère un duel frontal et bilatéral.
L’enjeu des technologies et des ressources énergétiques
Une analyse commune rapproche toutefois les protagonistes : celui qui détient la technologie déverrouillera la croissance de demain, obtiendra les ressources énergétiques nécessaires et fera la course en tête pour régner sur le futur ordre économique mondial. Le rattrapage technologique chinois est prodigieux, mais il a commencé lentement face à la puissance d’innovation américaine que seule une économie de marché peut nourrir. Mais la Chine a mobilisé un outil clef de son arsenal : une capacité d’investissement massive, à l’œuvre sans relâche depuis 30 ans. En plus de doper la recherche et d’attirer les jeunes entrepreneurs étrangers, la Chine a acheté, par acquisition d’entreprises, les meilleures technologies étrangères.
En Chiffres
216,4 milliards
Les investissements chinois à l’étranger sont passés de 2,1 milliards de dollars (1996) à 216,4 milliards (2016)
Les investissements chinois à l’étranger sont passés de 2,1 milliards de dollars (1996) à 216,4 milliards (2016). Premier pays de destination : les États-Unis, ce qui a poussé l’administration américaine à bloquer des transactions concernant des technologies à caractère stratégique, par exemple les semi-conducteurs (composants essentiels des cartes à puces) pour lesquels la Chine dépend des fabricants américains. Il s‘agit aussi d’empêcher la Chine de déployer sur le territoire américain des technologies plus matures pour rafler le marché américain de la 5G.

Si la technologie procure le savoir-faire, les ressources naturelles offrent le pouvoir-faire. Les États-Unis sont pour le moment en position de force. D’ailleurs, les ressources énergétiques s’échangent en dollars partout dans le monde. La Chine, elle, a capté de 70 % à 90 % du marché des terres rares, ces 17 métaux indispensables à la fabrication des smartphones, LED, écrans, ordinateurs, véhicules électriques, etc. La Chine possède un stock de 44 millions de tonnes (1,4 million pour son rival) et fournit 80 % des importations américaines de terres rares.
Le contrat social chinois menacé
Certains experts relativisent toutefois la symétrie des situations, notant qu’il faut 10 ans pour créer une chaîne de fabrication de semi-conducteurs, mais seulement deux ans pour lancer une chaîne de production de terres rares. Ces terres rares sont en réalité présentes en abondance presque partout, y compris sur le sol américain, même si la reprise de leur exploitation y occasionnerait des dommages environnementaux considérables. La Chine a aussi placé ses pions sur le continent africain, et plus récemment sur les plates-bandes américaines en Amérique latine, avec 90 % d’acquisitions liées aux ressources naturelles : pétrole en tête, blé et autres cultures. Mais attention, la Chine et les États-Unis ne jouent pas exactement dans la même ligue.
L’économie chinoise affichait, en 2018, son plus faible taux de croissance depuis 30 ans. Elle est minée par les défis du middle income trap (trappe à revenu intermédiaire) : hausse des coûts salariaux, population vieillissante, inégalités de revenus et d’opportunités, faible sécurité sociale, dégradations environnementales et leurs répercussions sanitaires.
La croissance qui fait sortir de la pauvreté ne propulse pas toujours vers le statut d’économie riche et la croissance chinoise repose toujours sur deux piliers fragiles : les exportations, qui rendent la Chine dépendante de la consommation extérieure, et les investissements, qui nourrissent la fuite des capitaux. Tout cela alors que le contrat social chinois – « croissance et emploi contre dictature » – est en danger. Cela dit, l’Histoire montre que la guerre économique est parfois gagnée par le pays capable de souffrir le plus.
Vers un protectionnisme négocié ?
La guerre commerciale – l’une des étapes pour devenir la plus grande puissance économique mondiale – fait deux perdants. Dans une économie mondiale ultra intégrée, chacun a trop besoin du marché de l’autre. Apple a vendu 101 millions d’iPhone aux États-Unis en 2015, 131 millions en Chine. Pour la banque Morgan Stanley, si les États-Unis imposent une taxe de 25 % sur l’ensemble de leurs importations en provenance de Chine, une récession mondiale pourrait survenir en neuf mois du fait de la multiplicité des courroies de transmission du conflit : surcoûts pour les entreprises et les consommateurs, qui réduisent profitabilité et demande ; coûts subis par les entreprises à la recherche de fournisseurs alternatifs ; chute des investissements qui à son tour réduit la demande mondiale.
Pour preuve : après 20 mois de guerre ouverte, le déficit commercial américain a atteint un nouveau record en 2018 et sur le premier semestre 2019 les exportations américaines vers la Chine ont subi une plus forte réduction (-18,9 %) que les importations américaines de produits chinois (-12,4 %). Et puis la guerre se livre aussi par les mots. Il s’agit de déstabiliser le rival en multipliant tensions, trêves, effets d’annonce, bref d’appliquer à la lettre l’« art de la négociation » (The Art of the Deal) publié il y a 32 ans par un businessman nommé Donald Trump.
Les États-Unis sont en déficit commercial (croissant) avec la Chine depuis 1982. Ils affichent une croissance annuelle de 2,3 % en moyenne sur les sept dernières années et un taux de chômage à son plus bas niveau depuis 1969. Alors, pourquoi lancer une croisade commerciale qui affaiblit au moins 30 des 50 États américains, tous ceux qui vendent pour plus d’un milliard de dollars à la Chine ?
La réponse : même si on y laisse des plumes, le prix peut être justifié au nom d’une cause supérieure – conserver le leadership économique mondial. Comment sortir par le haut de ce bras de fer ? Pour l’économiste Grégory Vanel : instituer à la tête du nouvel ordre économique mondial un « G2 » Chine-États-Unis fondé sur un protectionnisme négocié. Reste à savoir si la technique Trump tiendra la distance face à une Chine éduquée à l’« art de la guerre » depuis… 2 500 ans.
Pour aller plus loin
Quand la Chine achète le monde, P.-A. Donnet, éd. Philippe Picquier, 2018
Rapports du FMI : Trade wars and Trade deals : Estimated effects using a multi-sector mode, juin 2019 ; World Economic Outlook et Growth Slowdown, Precarious Recovery, avril 2019
« Première de la classe » (chapitre 9), 2038 Les Futurs du monde, Virginie Raisson, Robert Laffont, 2016
« Two-way street : 2019 update. US China investment trends », étude Rhodium group, 2019
Avantage comparatif
Chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les secteurs d’activité où son avantage relatif en termes de productivité est le plus élevé (ou bien où son désavantage est le plus faible).
Parité de pouvoir d’achat (PPA)
La PPA est un taux de conversion monétaire qui exprime le rapport entre la quantité d’unités monétaires nécessaire dans des pays différents pour se procurer le même « panier » de biens et de services. Il peut être différent du « taux de change ».