« Aujourd’hui encore, on récolte les fruits de la réforme menée il y a 30 ans », constate Geneviève Tellier, économiste et politologue à l’Université d’Ottawa. « Même si le Canada a été gravement touché par la crise financière de 2007-2008 et par la pandémie, sa situation financière demeure enviable. » Le Canada reste en effet l’un des pays industrialisés les moins endettés. « Et ce succès remonte aux décisions de 1995-1996. »
Ce pays, où les pouvoirs sont divisés entre les gouvernements fédéral et provinciaux, partait pourtant de loin. En 1995, sa dette nette fédérale représente 66,2 % du PIB, soit 540 milliards de dollars canadiens. « Le Wall Street Journal nous traitait de “membre honoraire du tiers-monde” », se souvient Geneviève Tellier.
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Les Canadiens craignent la faillite. Élu deux ans plus tôt, le Premier ministre libéral Jean Chrétien s’engage à réduire le déficit du pays à 3 % du PIB en trois ans et à atteindre l’équilibre budgétaire avant la fin de son mandat de quatre ans.
Déficit
Le déficit budgétaire est un déséquilibre entre les recettes et les dépenses. Il signifie que l'on vit, au moins provisoirement, au-dessus de ses moyens. C’est un solde négatif. Pour financer son déficit, l’État est obligé d’emprunter.
Pour atteindre ces objectifs, le chef du gouvernement et son ministre des Finances, Paul Martin, annoncent une vaste « revue des programmes ». À l’intérieur des ministères, les gestionnaires de chaque programme doivent prouver la pertinence de leurs services et activités en répondant à six questions. Leurs réponses sont examinées par un comité créé pour l’occasion et constitué d’anciens ministres et responsables de la fonction publique ayant l’expertise de réformes passées.
« Ce sont eux qui avaient le dernier mot et qui ont décidé du sort de chaque programme », précise Geneviève Tellier. En ressortent des décisions fortes : en moyenne, les ministères voient leur budget chuter de 20 %. Les plus touchés sont ceux des Transports et des Ressources naturelles (seul le ministère des Affaires autochtones est exclu de la révision).
Un électrochoc en six questions
Dans chaque ministère fédéral canadien, les gestionnaires des différents programmes ont dû répondre à ces questions, soit par consultation publique, soit en petit comité :
1. Le programme sert-il l’intérêt général ?
2. S’agit-il d’un rôle incombant à l’État ?
3. Le programme pourrait-il être exécuté plus efficacement par un autre palier de gouvernement – provincial ? – municipal ?
4. Le programme pourrait-il être confié au secteur privé ou à des organismes bénévoles ?
5. Le programme pourrait-il être exécuté de manière plus efficiente ?
6. Son coût est-il abordable ?
Austérité plébiscitée
Le gros de la réforme consiste à réduire le chèque que fait le gouvernement fédéral aux provinces : une baisse des transferts directs de 6,5 milliards de dollars en trois ans. Ottawa transfère de nombreuses responsabilités aux dix provinces et aux trois territoires. « C’est comme si, en France, l’État coupait l’aide qu’il apporte aux régions et municipalités, et qu’il disait “Maintenant, débrouillez-vous ! », résume l’économiste canadienne.
Le gouvernement ne s’arrête pas là. Des programmes sont réduits ou abandonnés, comme les investissements dans les logements sociaux. Le nombre d’employés dans le secteur public fédéral passe de 225 000 en 1994-1995 à 186 000 en 1998-1999. Une baisse qui induit un gel des embauches, l’incitation aux départs anticipés à la retraite ou le non-remplacement des retraités. Enfin, des entreprises d’État sont privatisées, notamment dans le domaine des transports. Les subventions aux entreprises diminuent de 60 %.
Globalement, « les programmes qui appuyaient les politiques industrielles et économiques ont été les plus touchés par la réforme », poursuit Geneviève Tellier. Résultat : Ottawa tient ses promesses. Le déficit budgétaire fédéral, qui s’élevait à 42 milliards de dollars canadiens en 1993-1994, est résorbé en 1997. L’État fédéral affichera même des excédents budgétaires chaque année jusqu’à la crise financière de 2007-2008.
Excédent budgétaire
Surplus des ressources par rapport aux dépenses dans les budgets nationaux. On parle alors de solde positif du budget de l’État.
Pour la chercheuse, ce succès s’explique d’abord par un leadership fort : « Jean Chrétien a apporté un soutien inconditionnel à Paul Martin dans les réformes. Les libéraux ont profité d’un moment où l’opposition était décimée. Ils avaient les coudées franches pour appliquer des mesures claires, sans consulter la société civile, mais en faisant preuve de pédagogie. »
Un sacré tour de force en termes de communication, selon Andrew Ives, ancien fonctionnaire canadien, spécialiste de l’histoire politique. « À l’époque, le gouvernement a réussi à enclencher ses réformes en faisant croire qu’il n’y avait là rien d’idéologique. Il reprenait le slogan politique [attribué à Margaret Thatcher, NDLR] “There is no alternative” (TINA – “Il n’y a pas de plan B”) ».
Les médias accentuent le sentiment d’urgence en diffusant le décompte de l’endettement minute par minute. Si bien que « le marché et le public n’ont pas seulement accepté l’austérité budgétaire, ils l’ont exigée et soutenue. La preuve : le gouvernement libéral a obtenu une forte majorité au scrutin de 1997, deux ans après ce budget draconien », rappelle l’économiste à l’Université Queen’s, Donald Drummond.
Applicable à la France ?
La forte reprise économique des années 2000 valide les douloureuses réformes. De fait, « le gouvernement a pu réinvestir de l’argent », précise Geneviève Tellier. Notamment avec de nouvelles embauches dans la fonction publique, à partir de 1999. Pour autant, la recette gagnante des années 1990 a mal vieilli.
« Les gouvernements suivants ont continué à utiliser les mêmes six questions jusqu’à il y a peu, alors qu’elles ne sont plus adaptées à notre époque. Et puis, elles ne peuvent être efficaces que si on les emploie de manière ponctuelle, comme un électrochoc. »
La prouesse canadienne est-elle une piste pour la France ? Pas sûr, répond l’économiste Donald Drummond : « En 2021, avec des taux d’intérêt très bas, la tendance est à l’endettement et à l’emprunt partout dans le monde. Les marchés et le public français ne seraient pas favorables à l’austérité budgétaire. Ils ne la comprendraient pas. »
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Néanmoins, sur la forme, l’Hexagone pourrait sans doute s’inspirer de la méthode canadienne. « Avec des questions différentes, l’État français pourrait réfléchir à mieux réallouer les budgets », complète Geneviève Tellier.
Quant à décentraliser et abandonner aux régions des prérogatives nationales : « Il faudrait pour cela que les Français acceptent de ne pas trouver exactement les mêmes services partout sur le territoire. Comme au Canada, où les gens savent très bien que ça change d’une province à l’autre, en fonction des spécificités locales. Mais en France, renoncer à cette égalité, ce n’est pas gagné. »