Des eaux turquoise, des coraux blancs et de jolis villages de pêcheurs. L’archipel de Penghu (îles Pescadores) a tout d’un coin de paradis. Il est surnommé « la petite Hawaï de Taïwan » et nombreux sont les surfeurs qui viennent y prendre la vague.
Seul problème : ce havre de paix est situé à 45 kilomètres de Taïwan et à 140 kilomètres des côtes chinoises. Pile dans le détroit. Et ces dernières années, Pékin a troublé l’atmosphère idyllique de l’archipel avec des manœuvres militaires à répétition.
L’objectif ? Dissuader Taïwan de déclarer son indépendance. Le dernier épisode en date a eu lieu mi-août, en réponse à la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis (allié majeur et stratégique pour Taïwan). En plein été, des avions de chasse, navires de guerre, drones et autres missiles balistiques ont défilé dans le détroit.
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Une guerre serait coûteuse pour Pékin
De part et d’autre du détroit, deux modèles se font face : une dictature communiste d’un côté, une démocratie libérale de l’autre. Depuis des décennies, Taïwan concentre les tensions : Xi Jinping, le président chinois, pense que « la Chine doit être réunifiée ».
L’île rebelle, même si elle n’est reconnue que par une poignée de pays, n’est pas un État souverain. Elle possède toutefois sa propre présidente de la République (Tsai Ing-wen), son armée, sa monnaie, son administration…
Alors que la Russie a envahi l’Ukraine début 2022, les observateurs se questionnent : Xi Jinping oserait-il attaquer Taïwan pour s’en emparer ?
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Ce qui est sûr, c’est qu’une guerre coûterait énormément à la Chine populaire, dépendante de l’île depuis longtemps. Si l’économie chinoise est aussi puissante aujourd’hui, c’est grâce à des moteurs essentiels : les investisseurs taïwanais.
L’électrochoc Deng Xiaoping
C’était pourtant mal parti. Après la proclamation de la République populaire de Chine en 1949, une loi est instaurée à Taïwan, qui interdit tout échange commercial avec « l’ennemi communiste ». La logique politique prévaut.
C’est l’arrivée de Deng Xiaoping à la tête de la Chine qui impulse un changement, à la fin des années 1970. Constatant le retard de développement économique chinois depuis les années 1950, le dirigeant lance des réformes et promeut une mondialisation des échanges.
Éco-mots
Mondialisation
La mondialisation (ou globalization pour les anglo-saxons) est le processus d’ouverture de la majorité des économies nationales sur un marché devenu planétaire. Ce processus est favorisé par l’interdépendance entre les hommes et les entreprises, la déréglementation et la libéralisation des échanges, le développement des moyens de transport et de télécommunication, la numérisation de la finance…Les entreprises multinationales déterminent leurs choix stratégiques (localisation, approvisionnements, financement, circuits de commercialisation, recrutements, débouchés, investissements…) à l’échelle mondiale, en comparant les avantages et inconvénients que leur procurent les différentes solutions nationales possibles.
« Un pays, deux systèmes »
En ouvrant la Chine aux capitaux étrangers, Xiaoping rêve d’un commerce entre le continent et Taïwan. L’idée est alléchante : l’île connaît une croissance économique considérable (entre 1952 et 1980, un taux de croissance annuel moyen du PNB de 9,1 %).
Pour convaincre les Taïwanais, celui que l’on surnomme « le petit timonier » adopte un ton plus conciliant : au lieu d’exiger la « libération de Taïwan », il introduit le concept d’« un pays, deux systèmes ».
En 1979, il propose des liaisons directes (commerciales, téléphoniques, maritimes et aériennes) entre les deux rives. Mais Taipei répond par « les trois non » : pas de contact, pas de négociation, pas de compromis avec les autorités communistes. Voilà en tout cas la réponse des politiques. C’était sans compter sur les investisseurs taïwanais…
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Dates clés
1895 | Vaincue lors de la première guerre sino-japonaise, la Chine offre Taïwan au Japon, qui en fait l’une de ses colonies.
1945 | Après la Seconde Guerre mondiale, Taïwan est rétrocédée par les Japonais à la Chine.
1949 | Une loi taïwanaise interdit tout échange avec la Chine.
1985 | Autorisation du commerce indirect. Les marchandises doivent transiter par un autre pays.
Début des années 1990 | Autorisation des investissements indirects. Les capitaux doivent transiter par une société établie dans un pays tiers.
2005 | Loi selon laquelle la Chine n’acceptera jamais la sécession de Taïwan. Pékin peut utiliser la force « non pacifique » en cas de déclaration d’indépendance de l’île.
2009 | Les « trois relations directes » (commerciales, aériennes et postales) entre le continent et Taïwan sont établies.
2010 | Signature d’un accord de coopération économique, instaurant des tarifs préférentiels pour des centaines de produits et services.
L’attrait des bas salaires
Tous les ingrédients sont réunis pour les attirer : côté chinois, les autorités assouplissent le contrôle sur les mouvements de capitaux et autorisent les visites sur le continent. Côté taïwanais, le prix des loyers et des terrains augmentent, tout comme les salaires et les coûts de production. En plus de ça, la monnaie de l’île est forte, ce qui nuit aux exportations.
« Sous l’impulsion de ces stimuli économiques et politiques, les échanges commerciaux à travers le détroit, bien que totalement illégaux selon Taipei, se développèrent progressivement », explique Philippe Chevalérias1, maître de conférences en langue et civilisation chinoises à l’université de Lille. « Les entrepreneurs taïwanais avaient besoin de relocaliser leurs activités dans des pays où la main-d’œuvre serait moins onéreuse, afin de ne pas perdre leurs marchés. »
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Le gouvernement taïwanais a dû se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas empêcher l’expansion des échanges.
Philippe ChevalériasMaître de conférences en langue et civilisation chinoises à l’université de Lille. (Source)
Rapidement, les investisseurs taïwanais, petits et grands, s’installent en Chine. « Le gouvernement taïwanais a dû se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas empêcher l’expansion des échanges. » Très vite, le commerce et les investissements sont autorisés entre les deux rives, à condition qu’ils soient indirects, c’est-à-dire qu’ils transitent par une société ou un port établis dans un pays tiers (Hong Kong ou Macao, souvent).
Cette modalité n’empêche en rien l’explosion des échanges : la valeur totale du commerce entre le continent et Taïwan passe de 553 millions de dollars en 1984 à 15,1 milliards en 1993 (27 fois plus en presque 10 ans !).

Graphique : En 2021, 22 % des importations taïwanaises proviennent de Chine, et 42 % des produits que Taïwan exporte sont vendus en Chine. Sources : Bureau Français de Taipei et gouvernement de Taïwan.
Du textile aux semi-conducteurs
Il faut attendre 2009 pour que les échanges directs soient autorisés, ce qui les fait progresser encore davantage : « Dans les années 2000, les investissements taïwanais en Chine représentaient 87 % de la totalité des investissements de l’île à l’étranger et Taïwan était et demeure, de très loin, le principal investisseur ‘étranger’sur le continent, véritable moteur du développement économique de la Chine », souligne Valérie Niquet2, chercheuse en géopolitique. « Les entrepreneurs venus de Taïwan ont contribué à la construction d’une base manufacturière tournée vers l’exportation, une “usine du monde” en Chine. »
Dans cette « usine du monde », les secteurs concernés par les investissements taïwanais montent peu à peu en gamme : dans les années 1980, ils se concentrent dans l’industrie légère, l’habillement et les plastiques.
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Vingt ans plus tard, ils concernent aussi bien les ordinateurs, les appareils électroniques que le matériel optique. « C’est la diversification de ces investissements qui permet à la Chine d’apparaître comme une grande puissance technologique. »
Aujourd’hui encore, Taïwan en fait profiter la Chine : « Le rôle de la Chine se limite bien souvent à l’assemblage de produits conçus ailleurs, et notamment à Taïwan, poursuit l’experte. Ainsi, ça n’est pas elle qui est un des premiers fournisseurs d’Apple, mais le fabricant taïwanais Foxconn. » C’est aussi Taïwan qui détient le savoir-faire dans le secteur des semi-conducteurs, véritable or noir du XXIe siècle.
1. Dans l’article « Taiwan-Chine : un rapprochement économique teinté d’arrière-pensées politiques », Philippe Chevalérias, paru dans Outre-Terre, vol. 15, 2006.
2. Dans le livre Taïwan face à la Chine : Vers la guerre ? Les clés pour comprendre, Valérie Niquet (Tallandier, mai 2022).
Le piège de l’hyper-dépendance
Si les investissements taïwanais expliquent le miracle de la croissance chinoise, « ils sont également progressivement apparus comme un risque de dépendance pour l’île et de pression de la part de Pékin », explique Valérie Niquet.
Face aux tensions des dernières années, les entreprises taïwanaises se relocalisent progressivement sur l’île ou dans d’autres pays comme le Vietnam. Les autorités élargissent les partenariats avec les pays d’Asie du Sud-Est.
Mais la Chine reste le premier partenaire économique de Taïwan et le marché que la Chine représente pour l’île (26,3 % des échanges extérieurs, 22,2 % des importations, 44 % des exportations en 2020) est vital pour elle.