À l’heure du changement climatique, quelles actions attendre des pays riches en faveur des pays du Sud ?
La question est au cœur de la COP27, qui se déroule du 6 au 20 novembre à Charm-el-Cheikh, en Égypte. Les pays en développement demandent une compensation pour les dégâts environnementaux qu’ils subissent et qui sont causés par les pays riches (« pertes et dommages »).
La question se pose aussi alors que le commerce international se redessine depuis une décennie. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont accentué les discours sur les régionalisations et les relocalisations des chaînes de valeur. Mais comment repenser la mondialisation, sans pénaliser les pays du Sud ? On a parlé avec l’expert du sujet, El-Mouhoub Mouhoud.
Pourquoi lui ?
El-Mouhoub Mouhoud est docteur et agrégé en sciences économiques, professeur d’économie et président de l’Université Paris Dauphine - PSL. Il travaille particulièrement sur la mondialisation, la compétitivité des territoires, les délocalisations et relocalisations des activités, les migrations internationales et le développement des pays de la région Moyen-Orient Afrique du Nord.
Pour l’Éco. Avec la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, un discours s’est amplifié ces dernières années : peut-on parler de démondialisation, avec des relocalisations dans les pays riches ?
El-Mouhoub Mouhoud. Pour moi, il n’y a pas de démondialisation, mais plutôt une recomposition de la mondialisation sur de nouvelles bases. Pour bien comprendre, il faut rappeler comment on en est arrivé là.
Pendant vingt ans, de 1990 à 2010, les entreprises des pays riches ont fragmenté leurs chaînes de valeur aux quatre coins du monde. Une période d’hyper-mondialisation qui s’explique par les écarts de coûts salariaux unitaires d’une part. C’est-à-dire, la somme déboursée par l’entreprise pour fabriquer un produit. Et d’autre part, les faibles prix de l’énergie, ainsi que la baisse des coûts de transaction du commerce international liés à la libéralisation des échanges internationaux.
Or, au début des années 2010, il y a un renversement de ces facteurs. Le coût salarial par unité produite augmente dans les pays émergents, avec des salaires à la hausse en Chine par exemple. En parallèle, dans les pays riches, la productivité a progressé, grâce à l’accès à la robotique et au numérique.
Les prix du pétrole et les coûts de l’énergie dans lesquels il faut intégrer les coûts des émissions de gaz à effet de serre, ont très fortement grimpé dans les années 2000-2010.
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Cela a entraîné des relocalisations : les entreprises ont préféré rapatrier leur production pour réduire les coûts (salariaux unitaires, droits de douane, coûts des émissions carbone, etc.). Il s’agit de relocalisations au sens large : les firmes ne revenaient pas forcément dans leur pays d’origine, mais dans la région dans laquelle se trouve la demande (dans le bassin méditerranéen, en Europe centrale et orientale.)
Quel est le lien avec le climat ?
Cette période d’hypermondialisation allait de pair avec une hyper-carbonation des économies. Aujourd’hui, les pays du Nord souhaitent décarboner, en réduisant la fragmentation des chaînes de valeur. Des entreprises développent des technologies et investissent pour atteindre la neutralité carbone. C'est le cas de la compagnie minière suédoise Luossavaara-Kiirunavaara Aktiebolag (LKAB), qui a supprimé une étape entière de production de fer par le recours au charbon en innovant dans la décarbonation.
De telles innovations technologiques auront pour conséquence la réduction des flux commerciaux avec les pays fournisseurs de matières premières fossiles combustibles en innovant.
En l’absence d’aides publiques massives à la transition écologique dans les pays du Sud, cette décarbonation des pays riches entraînera une déconnexion forcée Nord-Sud : le commerce avec les pays du Sud va se ralentir. Ces États vont être évincés par des politiques de décarbonation. Ils n’ont pas été intégrés dans les changements climatiques, sinon sous une forme négative et ils devront en subir les conséquences.
Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui doit entrer en vigueur entre 2023 et 2026, est un bon exemple : il va alourdir le prix des importations venant des pays du Sud ce qui est bien pour la relocalisation en Europe
C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en place des programmes d’aides aux pays du Sud pour qu’eux-mêmes se mettent à décarboner leur économie. Or, les technologies existantes ne sont pas en mesure de fournir des résultats satisfaisants.
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Comment peut-on agir pour limiter ce découplage Nord-Sud ?
La lutte contre le changement climatique a besoin d’une politique globale, mondiale. Sans réelle coopération Nord-Sud, sans programme d’investissements dans la décarbonation dans les pays du Sud, nous allons assister à une exclusion des Sud de la mondialisation. Certains parlent de « mondialisation entre amis », je préfère parler de recentrage des processus de production sur les pays qui ont des possibilités de commercer ensemble sans conflit ou de complexification de la mondialisation (post-mondialisation).
Les pays du Sud vont chercher à exporter leurs combustibles fossiles, leurs matières premières traditionnelles ou leurs produits industriels carbonés vers des pays qui les achètent et qui ne luttent pas contre le changement climatique. Je fais l’hypothèse que les pays autoritaires et les pays dictatoriaux ou insensibles à la démocratie vont alors redéployer leurs échanges commerciaux pour les orienter entre eux.
On va se retrouver avec une fragmentation du monde : ceux qui ont choisi de produire entre eux sur des bases de la décarbonation, excluant ceux qui n’ont pas les moyens de mettre en place une telle politique et qui sont poussés dans les bras des grands pays importateurs de produits fossiles.
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Un investissement majeur dans le changement climatique est donc nécessaire : il faut un plan Marshall de transition écologique dans les pays du Sud. Un plan révolutionnaire, avec des financements majeurs et des milliards pour mettre des éoliennes et du solaire, repenser la production, développer des innovations technologiques, etc. Et ce, simultanément à l’incitation en faveur des politiques de lutte contre le changement climatique au Nord. Sans cela, on ne parviendra pas à atteindre notre objectif de dépollution et de décarbonation des économies du Nord.
Il n’existe pas d’actions de solidarité internationale pour le climat aujourd’hui ?
Il y a des projets, mais c’est insuffisant. Il n’existe pas d’aides en direction des pays du Sud. Ce dont se préoccupent les pays industrialisés, c’est de répondre à la pression de leur base de l’opinion publique : changer au Nord, et non pas aller faire de la coopération pour que ça change en Chine ou en Turquie.
Regardez le projet de TotalEnergie, qui est très fustigé par les écologistes, en Ouganda [deux méga projets pétroliers dénoncés par le Parlement européen et plusieurs ONG environnementales, NDLR]. Les grands groupes décarbonent au Nord, mais ils continuent de mener des projets polluants dans les pays du Sud.
Il faut qu’il y ait une coopération internationale qui soit la plus décentralisée possible entre collectivités locales, firmes etc. Des investissements majeurs dans les éoliennes, dans le solaire. Tout ça se planifie et demande des moyens.
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