Les Chinois sortent de la pauvrété, les ouvriers occidentaux stagnent

Pour bien comprendre cette courbe de l’éléphant (si vous n'avez pas le temps de regarder la vidéo), il faut identifier les deux axes du repère. L’échelle horizontale correspond à la distribution des hommes dans le monde en fonction de leurs revenus, par fractiles : déciles (par tranches de 10 %) ou même par centiles (1 %). À gauche, on trouve donc les « terriens » les plus pauvres ; à droite les plus riches.
De son côté, l’échelle verticale représente la croissance du revenu entre 1988 et 2008. Par exemple, ceux qui détiennent un revenu médian (à 50 % sur l’axe horizontal) ont vu leur revenu augmenter de 80 % dans cette période (à retrouver sur l’axe vertical).
Les dates ne sont pas choisies au hasard par Branko Milanovic. Il s’agit du moment où l’approfondissement de la mondialisation a été le plus vigoureux. Cette « hyperglobalisation » – pour reprendre le mot de Dani Rodrik – correspond à la fin du bloc soviétique et à l’intégration économique mondiale de « géants » jusqu’ici en retrait dans le commerce international, à commencer par la Chine (qui entre à l’OMC en 2001) et l’Inde.
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La période couverte par la Courbe de l’éléphant s’achève en 2008 car, depuis la crise de 2007-2008, on observe une sorte de plateau pour la mondialisation, qui ne progresse plus pour différentes raisons : vulnérabilité des chaines de valeurs mondiales, volonté de retrouver de la souveraineté industrielle, hausse des coûts de transport etc.
La Courbe de l’éléphant nous fournit quatre grandes informations.
1 - S’il existe une partie du monde qui ne profite pas encore de la mondialisation, ce sont les 5 % les plus pauvres qui ne voient pas leur revenu progresser (en Afrique notamment). Ceux qui sont un peu moins pauvres (10 %) voient leur revenu augmenter de 45 % sur la période. Cela correspond au recul de la pauvreté que l’on observe dans les pays émergents (en particulier les pays à grande densité démographique comme la Chine et l’Inde) depuis leur entrée dans la mondialisation. Ce sont près de 700 millions d’individus qui sont sortis de la pauvreté pendant l’ « hyperglobalisation » ! Pour autant, cela ne signifie pas que les inégalités internes dans ces pays sont en recul. Pour le dire simplement, les pauvres y sont certes moins pauvres, mais l’écart avec les plus riches s’y est considérablement creusé.
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2 - Les « terriens » se situant autour de la médiane ont vu leurs revenus croître de 80 %. Il s’agit presque exclusivement des nouvelles classes moyennes des pays émergents asiatiques (Chine en premier lieu, mais aussi Indonésie, et Thaïlande) qui ont le plus bénéficié de la croissance économique relative à la mondialisation. Ces classes moyennes connaissent donc une hausse de leur revenu plus importante que celle des plus pauvres.
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3 - Le PIB/hab. des pays émergents est en très nette progression (et sur la voie du rattrapage de celui des pays développés) mais cet indicateur masque l’augmentation des inégalités économiques qui persistent au sein de ces pays (par exemple, entre un ouvrier qualifié et un paysan chinois).
4 - Dans les pays avancés, sur la même période 1988 - 2008, la mondialisation s’est traduite par une polarisation de la société : les classes moyennes se sont rétrécies en raison d’une augmentation des inégalités par le bas et par le haut.
Les plus pauvres des pays riches (situés autour du 7ème décile, 75 % sur l’axe horizontal) connaissent une faible augmentation de leur revenu (autour de 10 %... en 36 ans !). Ceux qui sont un peu moins pauvres (à 80 et 85 %) voient leur revenu baisser ou stagner).
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Ce sont les perdants de la mondialisation. Ils souffrent de la concurrence des pays à bas salaires (qui peut, par exemple, entrainer des délocalisations) mais également de la diffusion des nouvelles technologies qui s’étend dorénavant au secteur des services.
Au contraire, les plus riches des pays avancés (et des pays émergents) voient leur revenu augmenter jusqu’à 60 % sur la même période. Ce sont donc les grands gagnants de la mondialisation.
Voir aussi > Les deux dynamiques des inégalités, internes et externes
De 2008 à 2018, une croissance mondiale qui bénéficie avant tout aux plus pauvres
Dans un article récent1, Branko Milanovic propose une actualisation de sa célèbre courbe. Les données utilisées couvrent désormais la période qui s’étend de 2008 à 2018 (en orange dans le graphique ci-dessous ; en bleu, on retrouve la courbe de l’éléphant initial). L’axe vertical retrace l’évolution du PIB/hab.

Première nouveauté : la « nouvelle courbe de l’éléphant » n’a plus du tout la forme d’un… éléphant. Les « terriens » les plus pauvres connaissent une nette amélioration en termes de niveau de vie. On peut l’expliquer par une diffusion de la croissance économique dans les pays qui profitent toujours de la mondialisation (comme la Chine).
Les classes moyennes des pays émergents continuent de voir leur niveau de vie s’améliorer mais dorénavant, sur un rythme inférieur à celui des plus pauvres. Si la tendance se confirme, on pourrait donc voir les inégalités internes reculer dans un pays comme la Chine (qui a d’ailleurs choisi de relever sa demande domestique pour ne plus seulement dépendre des exportations car la mondialisation a connu un brusque coup d’arrêt avec la crise financière de 2007-2008).
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La « nouvelle Courbe de l’éléphant » noius montre que la classe moyenne des pays émergents s’élargit considérablement. On peut aussi constater une légère amélioration du sort des classes moyennes des pays avancés et une progression plus faible du niveau de vie des « terriens » les plus riches (qui ont également subi les effets de la crise financière) par rapport à la Courbe de l’éléphant initiale.
En résumé, la croissance mondiale a surtout profité ces dix dernières années aux habitants les plus pauvres de la planète et permis de réduire les inégalités entre et à l'intérieur des pays. La mort de l'éléphant est vraiment une excellente nouvelle !
Pour aller plus loin
1. « The Three Eras of Global Inequality, 1820-2020 with the Focus on the Past Thirty Years », 2022