L’essentiel
- Une crise financière a secoué les grands fonds de pension britannique fin septembre, et a failli leur coûter la faillite à cause de montages spéculatifs. La Banque d'Angleterre les a sauvé de justesse.
- Ces fonds de pension chargés de l’épargne-retraite des habitants estiment pouvoir générer des rendements stables à long-terme mais ils essuient des pressions à court-terme qui peuvent les pousser à prendre trop de risques sur les marchés.
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« Éviter la contagion. » Dans une note du 28 septembre, la Banque d’Angleterre (BoE) annonce son intention d’intervenir sur les marchés financiers en rachetant des titres de dette britannique (ou obligations d’Etat, aussi nommées gilts), pour sauver les fonds de pension.
Une urgence d’origine politique : les propositions budgétaires du gouvernement de Liz Truss effraient les marchés. Les investisseurs y voient une menace pour la santé économique du pays, et cessent de financer l’économie britannique en achetant des gilts : la valeur de ces titres s’effondre.
Or, les fonds de pension consomment beaucoup de ces obligations, qui s’avèrent être des placements sûrs à long-terme: l’État se fait prêter de l’argent sur une durée fixe (de 3 mois à 20 ans), et rembourse presque toujours à la fin, ajoutant un intérêt peu élevé mais stable.
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Obligations d’État
Emprunt sous forme de titre émis par l’État pour une levée de fonds ayant pour but de combler le déficit public. Théoriquement, les emprunts d’État sont considérés comme des placements sûrs, car la probabilité de voir un État faire faillite est marginale. Plus un État a la confiance des marchés financiers, moins le coût de sa dette est élevé. C’est le cas par exemple de l’Allemagne. À l’inverse, les États plus à risque de faire défaut empruntent à des taux plus élevés (et cela leur coûte donc plus cher).
Ils construisent aussi des stratégies dangereuses autour d’eux. « Plutôt que les garder, les fonds de pension prêtent ces gilts, décrit Bernard Casey, économiste et ancien chercheur à l’OCDE. Cela leur permet de récupérer des liquidités à investir ensuite en Bourse. » Dit autrement, au lieu d’acheter puis conserver les gilts en attendant le remboursement de l’État, les fonds de pension les échangent contre du cash, qu’ils font fructifier ailleurs. Juste avant l’arrivée à maturité de l’obligation, ils la récupèrent et empochent le remboursement de l’État. Le plan parfait, en théorie.
Avec une condition : ils doivent aider les gestionnaires qui leur échangent du cash, en leur versant un collatéral, une somme d’argent liquide destinée à les protéger en cas de mauvaise passe, si la valeur du gilt baisse.
Collatéral
Promesse de garantie, servant à couvrir le risque de crédit lors d'opérations financières dans le cas où le bénéficiaire de ce dernier ne pourrait pas satisfaire ses obligations de paiement.
Fin septembre, c’est la panique côté fonds de pension: quand la valeur du gilt chute, les contrats les obligent à trouver des collatéraux très élevés, qu’ils n’ont pas sous la main. S’enclenche un cercle vicieux (plus ils cherchent à vendre des éléments de leur portefeuille, plus les prix baissent, et plus ils doivent dégager des collatéraux). La Banque d’Angleterre intervient finalement, fait remonter leur prix et soulage les fonds de pension, à deux doigts de la faillite.
Prestations définies contre cotisations définies
Mais pourquoi ces fonds, censés gérer paisiblement l'épargne de leurs clients, ont-ils eu recours en masse à ces montages (près de 1 500 milliards de livres circuleraient) appelés liability-driven investments, ou LDI ?
Il faut pour l'expliquer, comprendre qui endosse le risque d’une éventuelle perte. « Deux régimes de retraite existent : à prestations définies, et à cotisations définies, explique Nicolas Marques, directeur de l’Institut économique Molinari, et ancien gestionnaire. En prestations définies, on promet une certaine somme au retraité. En cotisations définies, le fond prélève un certain montant à un client mais ne promet pas de résultat précis. »
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Retraite supplémentaire (retraite surcomplémentaire)
Régimes de retraite par capitalisation proposés par certaines entreprises à leurs salariés qui complète la pension perçue au travers des régimes obligatoires de la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse (CNAV) et de l’Agirc-Arrco. Cette forme de retraite est facultative.
Prestation définie
Régime de retraite dans lequel l'entreprise définit une rémunération ou un avantage que le salarié percevra une fois qu'il aura pris sa retraite. Cet avantage est basé sur différents critères tels que le salaire moyen, l'ancienneté dans l'entreprise, etc. La société assume tous les risques d'investissement, contrairement aux régimes à cotisations définies.
Cotisation définie
L'employeur s'engage à verser des cotisations régulières à un organisme gestionnaire, cotisations qui, augmentées du revenu de leur placement, seront versées sous forme de rentes aux salariés retraités. Le montant de cette rente résulte de la gestion du régime toujours assurée par un organisme extérieur ; l'employeur n'apporte pas de garantie sur le niveau des rentes versées. Contrairement aux régimes à prestations déterminées, aucun montant n'est garanti. Le risque d'investissement est entièrement assumé par l'employé.
Cette différence - une pension fixe et garantie ou non - se traduit sur la répartition du risque financier si le fonds ne performe pas bien. En prestations définies, ce sont les employeurs qui compensent car ce sont eux qui souscrivent les contrats ; en cotisations définies, ce sont les épargnants eux-mêmes qui perdent.
Conséquence directe : une pression de la part des entreprises sur les fonds à prestations définies. Elles poussent à la transparence pour ne pas avoir à payer si les fonds dérapent. « Les fonds doivent se couvrir vite : les déficits sur une seule année apparaissent dans leurs rapports », souligne Nicholas Barr, professeur d'économie publique à la London School of Economics (LSE).
Les LDI sont une réponse, dangereuse, à cette pression court-termiste pour générer plus de rendements. « La solution, pour éviter des dérives spéculatives, pourrait être de partager les risques entre les fonds, les épargnants et les entreprises », souligne encore Nicholas Barr. La province du New Brunswick, au Canada, en offre l’exemple. Un conseil paritaire décide de la stratégie ; si le fonds perd de l’argent, les cotisations augmentent et les pensions baissent; s’il en gagne, c’est l’inverse qui se produit.
Des fonds par essence dangereux à long-terme ?
Sans pression, les fonds pourraient-ils avoir des conduites moins risquées ? C’est en tout cas leur promesse : s’ils ne peuvent pas éviter des secousses régulières, et donc des pertes momentanées, à long-terme, l’épargnant s’en sort gagnant.
Ce, grâce à un lissage du risque, comme le souligne Nicolas Marques. « Les actions sont importantes pour accroître le placement en début d’épargne. Mais à mesure qu’on se rapproche de la retraite, on “désensibilise” l’épargnant au risque, en l’emmenant vers des obligations, pour stabiliser ses placements dans les dernières années. » S’ils prennent des risques auprès des épargnants plutôt jeunes, car ils savent qu’ils pourront se refaire, les fonds deviennent en théorie très prudents passés les 50 ans, pour éviter des pertes à leurs clients.
Sabine Montagne, économiste à l’Université Paris-Dauphine, ne croit pas pour sa part à des fonds sans spéculation, citant l’arrivée en 2020 d’un ancien gestionnaire de fonds spéculatif, Nicolai Tangen, à la tête du pourtant très sage fonds souverain norvégien.
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Elle dénonce un manque de vision des gérants. « Sur 40 ans, toute l’économie bouge. Les gestionnaires sont myopes à long-terme, et leurs récits racontent toujours une fable sans institutions, sans inégalités. Une partie aisée des épargnants peut s’en sortir, mais le système crée ces inégalités ».
« Un fond honnête devrait avoir 80% d’obligations d’État ou d’actions de qualité dans son portefeuille, et 20% d’activités plus spéculatives », estime Bernard Casey.
Les fonds en cotisations définies peuvent en outre s’avérer tout aussi dangereux que ceux à prestations définies malgré une pression moindre. 2 000 milliards de dollars ont été perdus aux Etats-Unis après la crise financière de 2008. Des millions d’Américains à la retraite, victimes de la chute des marchés, avaient du reprendre le travail.
Dans le programme de SES
Terminale. « Comment expliquer les crises financières et réguler le système financier ? »