Dans sa Chevrolet Malibu, Terry Dittes conserve soigneusement une pancarte siglée des initiales du syndicat United Auto Workers (UAW) : « General Motors : nous avons investi en toi. À ton tour d’investir en nous ! ». Ces lettres bleues rappellent au syndicaliste son dernier combat en date contre General Motors (GM).
Alors chargé des négociations avec le géant américain de l’automobile, il fut l’un des artisans de l’une des grèves les plus longues de l’histoire de l’entreprise : en septembre 2019, quelque 48 000 employés ont cessé le travail pendant plus d’un mois pour réclamer une revalorisation salariale, de nouveaux investissements dans les usines américaines et la relocalisation des unités de production mexicaines. Une lutte en partie payante qui lui a permis de s’affirmer comme un poids lourd du syndicalisme américain. « Quand il y a un désaccord au sein d’une entreprise, il y a toujours une solution, souligne-t-il. Direction et syndicat ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde. Au final, nous avons résolu nos différends. »
Bâtisseurs de la classe moyenne
L’art de la lutte syndicale et du compromis, ce père de six enfants et de six petits-enfants l’exerce depuis qu’il a 19 ans. Recruté dans une usine du New Jersey (côte est des États-Unis) en 1978, il rejoint aussitôt UAW. « Être membre d’un syndicat était pour moi synonyme de sécurité de l’emploi, de meilleure paie, d’une bonne retraite. On se hissait dans la classe moyenne », se souvient-il.

Fondée en 1935, UAW compte 400 000 membres, issus de secteurs aussi divers que l’automobile et l’agriculture. C’est l’une des principales organisations de défense des travailleurs américains avec la National Education Association (NEA) qui représente plus de trois millions d’enseignants dans le public, la Service Employees International Union (SEIU) regroupant deux millions d’employés des services, ou encore l’International Brotherhood of Teamsters (IBT), fédérant les camionneurs.
Les syndicats existent depuis longtemps aux États-Unis. Le premier regroupement durable de travailleurs – les cordonniers de Philadelphie – remonte à 1794. Sur fond d’industrialisation et de boom de la population active au XIXe siècle, une myriade de structures locales s’organisent. Vues avec méfiance par les cercles pro-business du pays, celles-ci connaissent cependant leur heure de gloire dans les années 30. Dans l’Amérique de la Grande Dépression et du New Deal, leur poids politique au sein du parti démocrate s’accroît.
Le gouvernement progressiste de Franklin D. Roosevelt garantit aux employés du privé le droit de former leurs syndicats et de mener des négociations collectives avec leur employeur. Le taux de syndiqués (et le nombre de grèves) augmente fortement pour atteindre 35 % des actifs dans les années 50.
« Aux États-Unis, où les employés peuvent être renvoyés sans préavis (at will) et doivent souvent accepter les conditions de travail des employeurs, les syndicats ont bâti la classe moyenne. Ils ont donné une voix aux travailleurs. Sans syndicat, ils seraient toujours des employés sous-payés ! », affirme Terry Dittes.

Le coup de force de Reagan
Fils de syndicaliste lui-même, Dittes a gravi les échelons d’UAW pour en devenir l’un des vice-présidents. Mais son ascension coïncide avec l’effondrement du syndicalisme américain. Il se souvient encore du tournant du 5 août 1981, « jour très triste dans l’histoire syndicale », quand le président républicain Ronald Reagan, ancien leader d’un groupement d’acteurs lors de la grande grève à Hollywood, décide de licencier 11 300 aiguilleurs du ciel grévistes.
Dans cette Amérique de la libre entreprise défendue par Reagan, plusieurs patrons et États conservateurs suivent l’exemple du président. « Les grévistes étaient mis à la porte ou remplacés. Les entreprises ont commencé à recruter des consultants pour empêcher la création de syndicats », énumère le chercheur Eric Dirnbach. Dans le privé, le taux de syndiqués chute pour atteindre 6,2 % en 2019, soit 7,5 millions de personnes. Aujourd’hui, 10,3 % des individus touchant un salaire horaire ou mensuel font partie d’un syndicat, soit 14,6 millions d’Américains.
À ces contraintes s’ajoutent d’autres défis. Contrairement à l’approche française des accords de branche, les syndicats américains négocient pour leur entreprise uniquement, ce qui réduit la portée de leurs acquis. Mais plusieurs mouvements récents dans l’éducation, l’automobile et la téléphonie ont montré qu’ils avaient encore du poids dans certains secteurs. « Après avoir adopté, dans les années 70, une approche beaucoup plus conciliante avec les entreprises, les syndicats renouent avec la grève, outil très utilisé juste après la Seconde Guerre mondiale », observe Terry Dittes.
L’effet Bernie Sanders
La grève de 2019 fut l’une des 25 « interruptions du travail » (expression qui évoque essentiellement la grève) de plus de 1 000 personnes recensées outre-Atlantique cette année-là. Un record depuis 1987, loin des cinq grèves de 2009 (mais aussi des 437 de 1953 !). « C’est en partie la conséquence de la bonne santé de l’économie avant le Covid-19 et de la gauchisation du discours politique sous l’effet de Bernie Sanders, le candidat démocrate socialiste malheureux à l’investiture démocrate, souligne Eric Dirnbach. Il a permis de mettre en avant les travailleurs et l’importance des syndicats. Ils se sentent revigorés. » Sans doute une bonne nouvelle pour la collection de pancartes de Terry Dittes.
Alexis Buisson, à New York.