« Non, toutes les conditions ne sont pas réunies »
Sur le plan technologique, la Chine est encore loin des États-Unis. Mais elle a déjà rattrapé l’Europe et le Japon, principalement parce qu’elle a pris la place du Japon. Il n’est certes pas facile de mesurer la vigueur technologique d’un pays. Le nombre de brevets déposés chaque année n’est pas un indicateur suffisant, même si on se limite aux brevets internationaux : longtemps, les observateurs ont pointé la moindre qualité des brevets déposés par les entreprises chinoises, qui explique notamment leur nombre très important (1,4 million en 2019). Mais un certain nombre de signaux suggèrent une nette montée en qualité.
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Premier signal, les capacités domestiques : les brevets chinois publiés s’appuient de plus en plus sur d’autres brevets chinois. Deuxième signal, ils sont de plus en plus cités par les entreprises européennes et américaines. La Chine est en train de construire une capacité technologique significative au niveau mondial. Sur des domaines comme l’intelligence artificielle, la blockchain, la reconnaissance d’image, elle est très en pointe.
Le mouvement s’accélère depuis 2010, porté par de très grandes entreprises comme Ant Group (Alibaba) ou Tencent, dans les services numériques, mais aussi Huawei dans le hardware. Toutes ces entreprises s’affranchissent peu à peu de l’existant et développent des produits originaux.
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Ces percées technologiques vont sans doute de pair avec la faiblesse des régulations qui protègent la vie privée et les données personnelles. Les grandes entreprises qui explorent ces champs et dépensent des fortunes en R & D ne sont pas entravées par le respect de la vie privée de leurs utilisateurs.
Mais cet avantage peut se retourner : elles peuvent aussi faire l’objet d’une reprise en main politique, ce qui n’est pas favorable à l’esprit d’innovation, qui suppose liberté et prise de risques.
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La même question se pose si l’on remonte un cran en amont, en explorant le développement de la recherche fondamentale, au sein des universités et non plus des entreprises. Les brevets chinois s’appuient encore largement sur un savoir scientifique produit dans les universités occidentales. La Chine fait de mieux en mieux mais part de loin. Pourra-t-elle atteindre rapidement la classe mondiale ?
La question reste ouverte, et ce n’est pas qu’une question de moyens. La liberté laissée aux chercheurs, la puissance des institutions qui produisent de la recherche fondamentale et même le rôle du marché pour « tirer » des recherches qui semblent encore loin des applications concrètes confèrent encore à l’Occident des avantages et une force d’attraction aux yeux des étudiants, notamment chinois.
En Chine, on a une recherche dirigée, et la prise de risques académique n’est pas encouragée aussi fortement. On l’a vu récemment sur des technologies vraiment nouvelles, comme les vaccins à ARN messager ou la génomique. La palette chinoise est moins large, le rattrapage est inégal.
Tant du côté des entreprises que des universités, toutes les conditions ne sont donc pas réunies pour que la Chine, malgré les énormes moyens qu’elle consacre à son rattrapage technologique, fasse jeu égal avec les États-Unis. Et depuis Trump, l’Amérique a freiné sur les transferts de technologie, on l’a vu sur les semi-conducteurs. Des questions subsistent, donc, et l’avenir n’est pas écrit. Mais sur le passé récent, la tendance est nette : depuis 10 ans, la Chine est sortie de l’âge de l’imitation, c’est une puissance technologique en plein essor.
Professeur associé au département d’économie d’HEC Paris, Antonin Bergeaud est également chercheur associé au Center for Economic and Policy Research (CEPR), au Centre for Economic Performance de la London School of Economics et à l’Innovation Lab du Collège de France. Parmi ses travaux récents : “The rise of China’s technological power : the perspective from frontier technologies” (avec Cyril Verluise, draft paper, septembre 2022).
« Oui, la Chine continuera à nous surprendre »
Depuis 20 ans déjà, on prédit l’épuisement de la croissance chinoise, au prétexte que la Chine serait incapable d’innover vraiment. Mais jusqu’à présent, ces pronostics ont été démentis et la Chine va continuer à nous surprendre.
Ses atouts ? Tout d’abord, elle s’est inspirée de la Corée du Sud, investissant énormément sur l’amont : l’éducation, la recherche, l’innovation. Les Chinois ont parfois arrosé du sable et certains incubateurs développés à grands frais n’abritent que trois ou quatre start-up. Mais des champions sont nés.
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Dans l’enseignement supérieur et la recherche, c’est pareil : les investissements ont été colossaux, et plusieurs universités chinoises ont rejoint le top 50 mondial. L’enjeu était simple : sortir de la pauvreté grâce au savoir. C’est dans cet esprit qu’ils ont envoyé une génération entière se former à l’étranger, pour ramener des idées, des connaissances, du savoir-faire.
Ensuite, les dirigeants chinois ont su éviter le « middle income trap » [piège du revenu intermédiaire, NDLR], ce moment périlleux pour les pays en développement quand leur coût du travail commence à rattraper celui des pays développés. Être l’usine du monde n’était qu’une étape.
Mais si la Chine a commencé à sous-traiter certaines productions à des pays moins avancés, elle ne lâchera pas ses activités de fabrication, car c’est un atout majeur que de disposer d’une base industrielle solide et très performante. Là encore les modèles coréen, japonais, et allemand montre que la haute technologie et l’industrie marchent main dans la main.
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Enfin, la Chine a su développer une logique d’écosystèmes, avec une forme de concurrence très originale : sur certains services numériques allant du e-commerce à la smart city, ce sont des villes de 10 millions d’habitants qui ont servi de « bac à sable » et permis de passer à l’échelle. On a souvent l’image d’un pays centralisé, avec un État qui cherche à tout contrôler.
Mais quand on s’intéresse de près à son modèle d’innovation, ce sont surtout la diversité et l’expérimentation qui frappent. Un côté très pragmatique : on essaie, on regarde, on prend ce qui marche. Le pays est assez vaste, et il est aujourd’hui assez riche pour faire surgir de cette concurrence particulière des champions prêts à partir à l’assaut du monde – de Huawei à TikTok en passant par le nucléaire ou le TGV.
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Les limites de ce modèle ? La première est sans doute la langue, qui reste un obstacle à l’internationalisation et au soft power. La seconde, ce sont les inégalités : entre les villes de tier 1 et celles de tier 3, l’écart de développement est encore très marqué, y compris dans la qualité des institutions comme les écoles ou les hôpitaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Chine continue sa très coûteuse politique « zéro Covid ».
Une autre inconnue est l’engagement des jeunes : seront-ils aussi acharnés au travail que leurs aînés, l’ascenseur social va-t-il continuer à fonctionner, le pays saura-t-il absorber le choc démographique ? Nous n’avons pas les réponses à ces questions, qui se posent aussi, du reste, au Japon et à l’Europe. Ce que l’on sait, c’est que la Chine sera au premier rang des innovations technologiques qui aideront le monde à y répondre.
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Cédric Denis-Rémis est vice-président de l’Université PSL, en charge du développement, de l’innovation et de l’entrepreneuriat, et directeur de l’Institut des hautes études pour l’innovation et l’entrepreneuriat (IHEIE), qu’il a fondé en 2016. Il a passé 10 ans en Chine comme directeur de l’Institute for Clean and Renewable Energy (Wuhan), puis de l’école d’ingénieurs Shanghai JiaoTong ParisTech. Docteur en sciences de gestion, il a dirigé plusieurs livres dont le Petit Dictionnaire illustré de l’innovation et de l’entrepreneuriat (Presses des Mines, trois volumes parus).
Cet article est issu de notre numéro consacré à l'économie chinoise, disponible sur notre boutique en ligne.