« Oui, mais c’est à la France de se réveiller, pas à l’Europe »
La désindustrialisation est une maladie française. Quand on raisonne à l’échelle de l’Europe, la question se pose dans des termes bien différents.
L’Union européenne est exportatrice nette de biens industriels, avec un excédent de 293 milliards d’euros pour les produits manufacturés dans les 11 premiers mois de 2021 et une forte présence sur plusieurs industries de haute technologie.
La France elle-même est en excédent par rapport au reste du monde, en grande partie, il est vrai, grâce à l’aéronautique et au vin (36 milliards d’euros en 2019). Elle est en revanche très déficitaire vis-à-vis de ses partenaires européens (110 milliards la même année).
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Entre 2000 et 2019, les pays de l’UE-27 ont vu l’industrie progresser faiblement de 19 % à 19,7 % de leur PIB, tandis que la part de l’industrie dans le PIB français a chuté de 17,8 % à 13,5 %. Ce contraste explique l’obsession française de la désindustrialisation.
Il permet aussi de comprendre pourquoi notre promotion de la politique industrielle à l’échelle européenne est considérée, chez nos partenaires, avec un certain agacement. Les autres pays ont développé leur industrie par des voies plus sûres et plus efficaces que nous.
L’industrie française est fortement concentrée dans de grands groupes, qui délocalisent davantage que les entreprises de taille moyenne, ces dernières étant moins nombreuses chez nous qu’en Allemagne ou en Italie.
Notre coût du travail reste trop élevé si l’on considère notre spécialisation vers le milieu et le bas de gamme, où la question des coûts est sensible. Nos efforts en R & D sont insuffisants.
Coût du travail
Le coût du travail global est défini comme l’ensemble des salaires bruts (salaires nets et cotisations sociales salariales) et des cotisations sociales versées par les employeurs. C'est ce que dépense l'entreprise pour tous ses travailleurs.
Ce qui a fait le succès des pays germaniques et du nord de l’Europe, c’est au contraire une politique de montée en gamme et de qualité, appuyée sur un effort de R & D (3 % du PIB en Allemagne, Autriche, Belgique, et dans les pays nordiques contre environ 2 % en France).
Ils ont aussi su redéployer leur sous-traitance vers les pays d’Europe centrale et de l’Est, qui ont connu un remarquable essor industriel depuis leur entrée dans l’UE, en 2004, doublant le volume de leur production industrielle sur 20 ans.
Bien sûr, avec la pandémie, on a vu que sur certains produits comme les semi-conducteurs, l’Europe est en position de faiblesse. Certains observateurs notent que la spécialisation allemande dans des secteurs exportateurs comme l’automobile et les machines-outils est susceptible d’un retournement de tendance (la Chine produit désormais les siennes).
Enfin, les industries du futur – mobilité, smart cities, spatial – sont souvent très fortement soutenues par les États dans les phases initiales et le budget de l’UE n’offre à cet égard pas beaucoup de possibilités.
Mais certains éléments incitent à l’optimisme. Dans les pays européens qui réussissent, les fondamentaux restent bons, notamment en ce qui concerne la R & D et la capacité à se maintenir à la frontière technologique.
L’UE, avec le plan de relance Next Generation, semble adopter une approche plus active. En France même, les choses commencent à bouger sur des sujets comme l’apprentissage ou les impôts de production, même s’il faudra réformer les politiques de soutien à la R & D, comme le Crédit d’impôt recherche, qui n’a pas fait la preuve de son utilité.
Mais c’est à la France de se réveiller, pas à l’Europe.
Pourquoi lui ?
Pierre-André Buigues est professeur à l’Université de Toulouse (Toulouse Business School), après avoir enseigné à la Solvay Business School de l’Université libre de Bruxelles. Il a travaillé 20 ans à la Commission européenne et a produit nombre de rapports récents sur la politique industrielle et le soutien public aux PME pour la direction du Trésor. Pierre-André Buigues est l’auteur de 14 livres dont Le Décrochage industriel, coécrit avec Élie Cohen (Fayard, 2014).
« Oui, à condition d’y inclure les services »
L’idée de réindustrialisation est souvent mal posée. En Europe, et surtout en France, nous avons une vision traditionnelle de l’industrie, dominée par une logique de produits (biens tangibles) et de technologies (hydrogène, semi-conducteurs…).
Réindustralisation
La réindustrialisation est un processus économique, social et politique d'organisation des ressources nationales dans le but de restaurer l'industrie. Ce processus est le résultat de la nécessité de revitaliser l'économie.
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Or trois éléments au moins devraient nous pousser à penser autrement. Tout d’abord, le numérique incorporé aux nouveaux produits industriels accroît encore la perte de valeur du maillon manufacturier.
Dans la voiture électrique, par exemple, le directeur général de Renault explique que 50 % de la valeur est en amont du manufacturing. Le modèle de l’abonnement, qui gagne du terrain, déplace aussi la valeur hors des biens.
Ensuite, la production de biens n’a pas lieu que dans les usines. Les entrepôts se multiplient en France et des commentateurs s’inquiètent : nous ne serions plus qu’un pays de consommation et d’activités logistiques.
C’est ignorer que, dans ces entrepôts, ont lieu des activités manufacturières : assemblage, conditionnement. Le même phénomène s’observe dans les entrepôts portuaires, parfois avec de l’impression 3D. La production se déplace hors des usines.
Enfin, la reconfiguration des chaînes de valeur à l’échelle régionale reste toute relative, même accélérée par la pandémie et la hausse des coûts de transport. Et la partie manufacturière de la production s’oriente vers les pays européens à plus faible coût de main-d’œuvre (Turquie, Portugal).
Il serait naïf de croire que la robotisation va replacer les pays les plus développés dans un schéma antérieur de compétition-coût. L’industrie allemande s’est développée en s’appuyant sur l’Europe centrale. L’industrie française pourrait s’appuyer sur la Méditerranée.
Il ne faut pas penser la réindustrialisation avec les concepts d’avant, mais comprendre et développer les chaînes de valeur du nouveau monde industriel. Les biens sont de plus en plus conçus et vendus comme des services.
L’important, c’est la proposition de valeur. Les industriels des pays nordiques l’ont compris : le suédois Electrolux ne fait plus payer l’aspirateur mais son usage – ce qui peut encourager la sobriété. La voiture, longtemps le bien par excellence, est de plus en plus vendue comme un pack de services.
Michelin vend des pneus ? Non : aux compagnies aériennes, l’entreprise vend un nombre d’atterrissages. Et aux sociétés de transport Michelin vend, avec ses pneus, de la formation pour apprendre aux chauffeurs à bien freiner pour moins les user.
Dans les équipements industriels, on ne vend plus une machine, mais sa performance.
La servitisation de l’industrie est un mouvement de fond, qui concerne la mobilité, mais aussi l’alimentation, les biens d’équipement. Au bien dont on est propriétaire succèdent des services qui en optimisent l’usage, notamment par le partage.
D’une certaine façon, c’est de la décroissance : sauf que de la valeur économique est créée. L’Europe de l’industrie a un avenir, mais c’est par les services qu’elle se réinventera. Cela appelle des politiques d’innovation centrées sur les usages, qui encouragent de nouveaux modèles d’affaires, articulés aux politiques de sobriété énergétique.
Pourquoi elle ?
Corinne Vadcar est analyste senior à la Chambre de commerce et d’industrie de la Région Paris Île-de-France. Elle a récemment coordonné des travaux avec des chefs d’entreprise sur des thèmes comme la relocalisation de la valeur, le rapprochement des chaînes de valeur ou la transformation servicielle de l’économie française.