Quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir pour financer, exécuter et assumer la transition énergétique, c’est-à-dire une gigantesque décarbonation de l’économie et de la société ? C’est le sujet qu’a choisi de traiter la rédaction de Pour l’Éco ce mois-ci. À retrouver en kiosque et en ligne.
Il est à peine 17 heures et déjà, le centre-ville du Caire est congestionné. Coincé au milieu des pots d’échappements, Salah Abdel Maguid, 56 ans, chauffeur de taxi au visage buriné, joue du klaxon. Il a parcouru à peine quelques mètres en l’espace de cinq minutes et commence à s’agacer.
« C’est l’enfer ! Il y a ce bruit, incessant, et tous les vieux tacots qui recrachent des fumées noires à vous rendre aveugle ! Si quelqu’un de malade respire ça, il n’arrivera pas vivant à l’hôpital ! » ironise-t-il en se faufilant tant bien que mal d’une voie à l’autre. « Ils ont beau construire des ponts un peu partout, agrandir les routes, ça ne change rien ! La vérité, c’est que nous sommes trop nombreux ! ».
Le Caire, nid de particules
Vingt-deux millions d’Égyptiens arpentent quotidiennement les rues de cette mégalopole tentaculaire, septième plus grande ville du monde, que le gouvernement peine à désengorger. Conséquence : la pollution – mesurée par le taux de particules fines – est endémique, permanente et effrayante. Des taux jusqu’à 10 fois supérieurs au maximum fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La capitale égyptienne figure ainsi au palmarès des villes les plus polluées au monde. Il n’est pas rare, au petit de matin, de voir la ville recouverte d’un brouillard gris épais, semblable à de la brume. Et pourtant, à l’automne prochain, le pays, qui accueille la Conférences des Nations unies sur le climat (COP 28), espère apparaître au rang des bons élèves.
Construction d’une nouvelle capitale « moderne et écologique », de parcs photovoltaïques et de fermes éoliennes, mise en service de tout nouveaux bus électriques… Ces dernières années, le gouvernement a multiplié les initiatives, alors que le pays vit une explosion démographique : 2,7 millions d’Égyptiens naissent chaque année, la population devrait doubler d’ici à 2075.
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Pour faire face, le gouvernement a mis en place une grande stratégie nationale, le plan « Égypte Vision 2030 », qui inclut un ambitieux volet environnemental. La transition écologique est en route, à petite vitesse. Et l’urgence des urgences, c’est la gestion de l’eau.
L’or bleu tourne au brun
L’Éthiopie construit un immense barrage en amont du Nil et l’Égypte s’inquiète. Le pays dépend à 95 % des eaux du fleuve et se trouve déjà en situation de stress hydrique.
Au sud du Caire, la région du Fayoum vit de son agriculture, mais également de son élevage de poissons. Le long de la route, de grands bassins creusés à même le sol s’étendent à perte de vue. Le paysage paraît idyllique, mais la réalité ne l’est pas.
L’eau est tellement trouble qu’on y devine difficilement les poissons. Mohamed Ramadan, ouvrier piscicole, est effondré : « Il y a 10 ans, vous pouviez boire l’eau des bassins, maintenant, on peut à peine en respirer l’odeur. Les deux tiers des poissons meurent. On sauve ce qu’on peut. Le reste, on le jette aux chiens. »
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À quelques kilomètres de là, sur les rives du lac Qaroun, une petite baraque de collecte des eaux usées recrache sans traitement une eau verte de pollution qui s’écrase à la surface du lac en émettant une mousse blanche suspecte.
Quelques centaines de mètres plus loin, sur une petite plage de galets, les bateaux de pêche sont à l’arrêt, recouverts de tissus poussiéreux aux coloris usés par le soleil. Là où s’activaient autrefois plusieurs centaines de barques, il n’y en a, ce matin-là, qu’une seule.
2,2 millions de tonnes de plastique par an
D’un geste machinal, Mokhtar Rageb remonte un filet quasiment vide. Une vase visqueuse et marron se déverse sur la poupe du bateau.
« Il n’y a presque plus de poissons. Là, on a pêché quoi ? Cinq kilos peut-être. Avant, on pouvait en ramener 100 par jour », commente-t-il en attrapant un mulet. Il pointe sur le dos du poisson une longue traînée noire. « C’est le parasite, il est arrivé il y a sept ans. C’est comme un cancer. Une fois que c’est là, ça ne part plus. »
Pour faire vivre ses sept enfants, Mokhtar est désormais obligé d’emprunter, il est amer : « Nous sommes devenus des mendiants. Voilà la réalité d’un pêcheur aujourd’hui. »
Depuis plusieurs années déjà, l’Égypte se bat tout de même pour moderniser la gestion de ses eaux usées. Dans le delta du Nil, grenier à grains du pays, d’immenses centres de traitement des eaux sortent de terre. Le long des parcelles agricoles, les tout nouveaux canaux de drainage et d’irrigation paraissent immaculés comparés aux anciens, jonchés de détritus en tous genres.
Le pays, qui produit 2,2 millions de tonnes de plastique par an, s’asphyxie sous ses montagnes de déchets, dont une partie s’amoncelle dans d’immenses décharges à ciel ouvert.
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Pour tenter de réformer son système de collecte des déchets, le président Abdel Fattah al-Sissi a ratifié, en octobre 2020, une loi visant à interdire l’incinération de déchets et à faire disparaître les décharges sauvages. Mais cette réforme menacerait des dizaines de milliers de travailleurs informels.
Les chiffonniers sur la sellette
Chaque jour, un peu avant le lever du soleil, un étrange balai anime la capitale égyptienne. Des centaines de moto-charrettes et camionnettes descendent de la colline de Mokattam et convergent vers les quartiers chics de la capitale. Ce sont les chiffonniers du Caire, les zabbalines, qui collectent au porte à porte la moitié des déchets de la capitale.
Au petit matin, ils rejoignent leur quartier, où ils opèrent une gestion particulièrement efficace. « On recycle désormais 95 % de ce que nous ramassons, personne ne nous égale », affirme en marchant d’un pas pressé Ezzat Naim, le président du syndicat des chiffonniers.
Au rez-de-chaussée des maisons, ouverts sur la rue, femmes et enfants trient la collecte du jour : plastiques d’un côté, papiers et déchets organiques de l’autre…
Les hommes l’acheminent ensuite vers les différentes usines de recyclage, situées à l’entrée du quartier. Ezzat Naim salue rapidement un ouvrier et repart. Il est nerveux.
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Sous les montagnes de déchets
Dans sa volonté de réformer la gestion des déchets, le gouvernement a ouvert le secteur aux entreprises privées. Désormais, pour collecter, il faut s’enregistrer.
« Une partie des habitants de ce quartier ne sait même pas lire ! tempête Ezzat Naim. Et quand bien même, ils n’ont pas les moyens de payer la licence. Cette réforme nous pénaliserait et ferait de nous des travailleurs illégaux, alors qu’on a besoin de nous ! La vérité, c’est que sans les zabbalines, Le Caire étoufferait sous ses montagnes de déchets ! ».
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Alors qu’un Égyptien sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté, l’Égypte va devoir prendre garde, sur le chemin du développement durable, à ne laisser personne sur le bord de la route.