Sol est dans son jardin. Elle ponce une vieille chaise en bois pour lui donner un coup de jeune. « C’est bien ce pot de peinture que tu veux ? » demande son père. Aider sa fille, c’est l’occasion de passer du temps ensemble. « Tu étais avec qui hier ? » Fran, Costi, Ale, énumère-t-elle. « Et… dans ta bande d’amis, il y en a qui consomment de la marijuana ? »
Ailleurs, la question paraîtrait gênante. Pas ici. La jeune femme répond à son père, simplement. « En parler en famille, entre amis et collègues, c’est est un bon moyen de prévenir la consommation de cannabis ou d’autres drogues », conclut la voix off de ce spot publicitaire. « Réguler, c’est être responsable. »
Un peu partout sur les documents des entités liées au ministère de la Santé, ce slogan est inscrit. En 2013, l’Uruguay est devenu le premier pays au monde à légaliser la culture, la production, la distribution et la vente de cannabis, y compris pour l’usage récréatif.
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Bloquer l'effet gondole
Derrière cette décision inédite, de multiples raisons : elle s’inscrit tout d’abord dans le cadre d’une série de réformes sociales progressistes portées par le président d’alors, José « Pepe » Mujica (2010-2015). À la même époque, son gouvernement légalise l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) et le mariage pour les couples homosexuels.
Au cours des années 2010, une autre mobilisation prend de l’ampleur, celle des consommateurs de cannabis. « Les homicides liés au trafic de drogue ont augmenté à partir de 2011. Cette année-là, les gens ont été choqués par l’assassinat, en pleine rue, d’un narcotrafiquant – ce qui n’était jamais arrivé dans le tranquille Uruguay », se souvient Marcos Baudean, sociologue interrogé par Le Monde. « Nous perdons la bataille contre les drogues et le crime sur le continent », déplorait en 2012 le président Mujica afin de justifier la légalisation.
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L’objectif du gouvernement : retirer aux dealers le marché de la marijuana et priver le narcotrafic du « produit de base » qui draine les clients : « Nous voulions bloquer “l’effet gondole” : une épicerie attire le gros de sa clientèle par la vente d’articles de base tout en espérant que certains achètent les produits plus chers [comme la cocaïne, NDLR] qui lui permettent de faire des bénéfices », détaille Julio Calzada, ancien secrétaire général du Conseil national des drogues (JND).
Champ, club ou pharmacie
Dix ans après la promulgation de la loi, quel est le bilan ? Économiquement, Montevideo a vu naître une industrie pour l’exportation du cannabis médical, à destination notamment des États-Unis, de la Suisse, de l’Allemagne, du Portugal ou encore d’Israël. Cette industrie rapportait à l’Uruguay pas moins de 8,1 millions d’euros de recettes en 20211.
Et à l’intérieur du pays ? Entre 2017 et 2020, « nous avons arraché 29 millions de dollars [26 millions d’euros de cette époque, NDLR] au narcotrafic, sur un total d’environ 45 millions de dollars en Uruguay », indique Martin Rodriguez, directeur exécutif de l’Institut de régulation et de contrôle du cannabis (Ircca). « Un pourcentage significatif de la population a maintenant accès au cannabis par le biais du marché réglementé », se félicite Daniel Radio, secrétaire général de l’Office national des drogues en Uruguay, au micro de France 24. « Ils n’ont plus besoin de faire appel à des organisations criminelles. »
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Il existe trois manières légales de se procurer du cannabis en Uruguay : en le cultivant, en adhérant à un club ou en l’achetant à la pharmacie. Pour chacune, l’État – via des structures spécifiques créées avec cette légalisation – fixe les quantités à ne pas dépasser, attribue les licences, détermine le prix et le taux de THC (Tétrahydrocannabinol, la molécule aux effets psychoactifs) du cannabis vendu. Les consommateurs sont aussi obligés de s’enregistrer dans les registres de l’Ircca.
Le crime en recul
Mais malgré les efforts de l’exécutif, l’offre légale reste insuffisante et inadaptée. Seule une vingtaine de pharmacies dans tout le pays sont autorisées à vendre du cannabis. Les habitants de certaines régions, trop reculées, n’y ont pas accès. Le nombre de clubs officiels reste également trop faible (un peu plus de 160 au total). Qui plus est, ils ne peuvent compter qu’entre 15 et 45 membres. Ce qui crée des listes d’attente à rallonge, comme l’évoque Pulla, responsable technique d’un club, interrogé par France 24 : « La demande n’est pas satisfaite. Beaucoup de personnes veulent accéder au marché légal et ne peuvent toujours pas. » C’est le cas notamment… des touristes ! Ces derniers n’ont pas le droit d’acheter du cannabis, le marché étant réservé aux résidents uruguayens. Finalement, seuls 27 % des consommateurs de cannabis en achètent légalement5.
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Pour les autres, 73 % des clients, le marché illicite perdure. « Certains des cultivateurs enregistrés et des clubs cannabiques produisent davantage que la quantité à laquelle ils ont droit et revendent ce surplus illégalement », souligne encore le sociologue Marcos Baudean. D’autres cultivateurs ne s’inscrivent tout simplement pas dans les registres officiels, échappant aux limites imposées par l’État.
Et la violence criminelle, argument central à l’origine de la légalisation ? « Depuis quelques années, la criminalité associée aux drogues semble avoir diminué en Uruguay », souligne un collectif de chercheurs spécialistes des drogues, de la justice et de la sécurité dans une étude7 de 2021. Néanmoins, « cette criminalité représente toujours le troisième crime le plus important du pays ».
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1. D’après le portail d’information Uruguay XXI.
5. D’après les chiffres de 2021 de l’Institut pour la réglementation et le contrôle du cannabis uruguayen (Ircca).