L’essentiel
- Apple a décidé de produire une partie de ses iPhone 14 en Inde, en réaction notamment à la gestion difficile de la pandémie en Chine. En 2025, un quart de sa production totale aura quitté le pays.
- Pékin remonte les chaînes de valeur pour ne plus être « l’atelier du monde », et atteindre l’autonomie stratégique.
- Les sanctions américaines sur les puces, et le durcissement du régime pourraient peser sur cet objectif.
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À Chennai, en Inde, se produisait fin septembre une petite révolution. Pour la première fois, des iPhone 14 sortaient des usines Foxconn, principal partenaire d’Apple pour l’assemblage de ses téléphones en Asie.
La firme à la pomme avait décidé de produire son modèle le plus élaboré hors de Chine, alors que l’Inde demeurait jusqu’ici cantonnée à des références moins complexes. « On appelle cette stratégie le “China Plus One” : les industriels se diversifient hors de Chine pour ne pas fragiliser les chaînes de valeur », explique Jean-Baptiste Monnier, vice-président de l’Asia Centre.
La tendance est ancienne : les éditeurs de logiciels, soucieux des risques pour leur propriété intellectuelle, avaient mis le cap sur l’Inde dès les années 2000.
Mais l’assemblage de téléphones Apple restait jusqu’ici la chasse gardée de Pékin, avec ses quelque 200 000 salariés Foxconn basés notamment à Shenzhen (Guangdong). Selon la banque JPMorgan, cela devrait changer : 5 % des iPhone 14 devraient être produits hors de Chine d’ici la fin de l’année. Et en 2025, 25 % de la production globale d’Apple pourrait être délocalisée.
Pas encore suffisant pour questionner la domination chinoise, mais la fuite s’accentue. « Le départ d’Apple n’est pas voulu par le régime. La politique “zéro-covid” chinoise a entraîné des ruptures d’approvisionnements, des contraintes pénibles qui ont poussé à délocaliser », appuie ainsi Christophe Barraud, chef économiste chez Market Securities. Les confinements ont souligné la dépendance des industriels, et aggravé le climat social : cet automne, de vives protestations ont ainsi émergé au sein de Foxconn, où les salariés rejettent des conditions de travail trop dures.
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Remonter les chaînes de valeur
Mais la Chine ne fait pas que subir ces délocalisations. Pékin ne veut plus se contenter d’être “l’atelier du monde”, uniquement compétitif sur les tâches d’assemblage grâce à une main-d’œuvre peu qualifiée, et remonte les chaînes de valeur.
Selon une étude de 2021, les entreprises chinoises captaient 25,4 % de la valeur ajoutée sur les chaînes de valeur de l’iPhone X, contre 3,6 % pour les iPhone 3G, la deuxième génération de téléphones Apple. « La Chine a décidé d’intégrer verticalement la production : son plan Made in China 2025 vise à ne plus rien importer d’autre que des matières premières », souligne Alicia Garcia-Herrero, économiste Asie-Pacifique pour Natixis Research, et senior fellow à Bruegel.
La Chine s’est ainsi emparée du marché des panneaux solaires, ou des batteries ; elle sait aussi bien que les Allemands construire des turbines pour éoliennes, et les devance déjà sur les automobiles électriques.
« Les Chinois ne subissent pas complètement la situation, appuie David Baverez, investisseur à Hong Kong. Ils en sont à 12 000 dollars de PNB par tête de revenu. Pour se développer, ils devraient aller vers les services à forte valeur ajoutée, mais les exemples taïwanais et coréens soulignent qu’on finit souvent en démocratie en procédant comme cela. Alors Xi mise plutôt sur un modèle à l’allemande, d’une production manufacturière de haute qualité ».
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Sanctions sans précédent
Il reste néanmoins un talon d’Achille à cette industrialisation chinoise : les semi-conducteurs. Ces puces, essentielles à la constitution de composants électroniques, sont depuis 2015 la première importation chinoise, devant le pétrole (433 milliards de dollars en 2021). Alors que Pékin fabrique un quart de la production mondiale, il n’en récolte que 7 % des bénéfices environ, signe de son retard.
Or, c’est précisément sur ce segment que les États-Unis ont frappé le 7 octobre avec des sanctions sans précédent, interdisant l’exportation vers la Chine de puces de haute performance (de moins de 7 nanomètres) ainsi que des machines et des logiciels servant à les produire.
Washington veut officiellement éviter que ces puces d’origine américaine, européenne ou taïwanaise ne finissent dans des armes chinoises. Mais la méthode surprend : habituée aux sanctions ciblées sur une liste d’entreprises, l’administration américaine vise en réalité toute l’économie.
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« La Chine produit des puces mais elle ne pourra pas suivre le mouvement sur les plus performantes, souligne Jean-Baptiste Monnier. Or, Xi a mis la priorité sur la tech, de la robotique à l’IA en passant par les supercalculateurs. Dans tous ces domaines, ils seront entravés ». Si un acteur local comme SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation) peut continuer à prospérer dans la production de puces moins performantes, Pékin risque de décrocher dans les technologies de rupture. « Le plan des US est de maintenir un écart de 5 ans. Avec une vision exponentielle du temps dans le domaine technologique : un an y vaut 10 ans d’avance », décrit David Baverez.
Interprétation marxiste du capital
Les conséquences sur des secteurs moins pointus pourraient aussi être délétères : Foxconn, entreprise taïwanaise qui fabrique les iPhone, a annoncé vouloir se saisir de 10 % du marché de l’automobile mondial en 2025. Avec des logiciels américains, des batteries coréennes, et des usines américaines et thaïlandaises. Mais pas de production chinoise.
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Une décision à relier à l’incertitude politique régnant en Chine : la reconduction de Xi Jinping pour un troisième mandat en octobre, hors de toute règle, a rappelé le caractère autoritaire du Parti Communiste (PCC). « Plus que jamais, la Chine demeure convaincue qu’une économie planifiée est plus efficace que le marché libre », décrit ainsi Alicia Garcia-Herrero.
Loin de « l’économie socialiste de marché », prônée par Deng Xiaoping dans les années 80 lors de l’ouverture de la Chine, le régime de Xi se durcit et musèle depuis plusieurs années ses géants de la tech. « On ne sait pas ce qu’une interprétation marxiste du capital peut signifier : les grandes entreprises devront rester dans le giron de l’Etat, sous une forme qu’on ne connaît pas encore », analyse encore Jean-Baptiste Monnier.
À la recherche de son indépendance, Pékin pourrait donc décourager les investissements et se retrouver isolé, sans que l’on sache si cela relève du choix, ou de la contrainte.
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