Les premiers exemples qui viennent à l’esprit sont bien sûr les géants du numérique et leurs patrons qui envoient des fusées dans l’espace, jadis le domaine réservé des États les plus puissants.
Mais dans l’ensemble des secteurs, on assiste à la constitution rapide d’oligopoles mondiaux. C’est particulièrement sensible dans les industries extractives, l’habillement, l’informatique, les services financiers. L’automobile permet de comprendre ce qui se joue : dans ce secteur, qui était déjà oligopolistique, les rentes de monopole s’accroissent.
Oligopole
Structure de marché dans lequel un petit nombre d'offreurs font face à un grand nombre d'acheteurs
Sur les marchés mondiaux, on voit certes apparaître quelques nouveaux entrants, mais structurellement, c’est la concentration qui l’emporte, dans un mouvement de dynamique cumulative toujours plus puissant.
Dans la pharmacie, un secteur très intensif en Recherche et développement, la taille critique s’accroît pour soutenir les investissements colossaux engagés à l’échelle mondiale.
Dans la chimie, la concentration se fait aussi par croissance externe, avec le rachat d’entreprises ou par la création de filiales de capital-risque et les prises de participation dans les start-up innovantes. On comprend alors que pour la « petite » entreprise indépendante, les règles de survie se durcissent.
Les firmes-monde qui émergent ainsi contournent très souvent les barrières régulatoires et fiscales, y compris en démultipliant leurs personnalités juridiques (notons qu’en 2017, 257 grandes entreprises officiellement décomptées en France se subdivisent en 23 000 entités légales).
Mais ce qui les caractérise n’est pas tant le fait qu’elles échappent aux États que la puissance qui est désormais la leur.
Ce n’est pas la dérégulation qui est en cause ici, mais bien l’oligopolisation, la captation des rentes monopolistiques et la capacité de ces firmes à choisir leurs frontières de régulation. Elles finissent par structurer une bonne partie de l’économie mondiale.
De grands économistes comme Daron Acemoğlu ont montré que ces entreprises produisent sur les marchés un effet de « gros grains » qui peut avoir une influence sur les fluctuations macroéconomiques.
À cette puissance structurante s’ajoute un pouvoir au sens politique et ici encore, selon une dynamique cumulative : le pouvoir politique croissant de ces firmes a pour conséquence de renforcer leur hyperpuissance économique, et ainsi de suite.
Pourquoi lui ?

Virgile Chassagnon est professeur d’économie et directeur de l’École doctorale d’économie de l’Université Grenoble Alpes.
Il est directeur de l’Institut de recherche en économie politique de l’entreprise (IREPE).
En 2020, il a été nominé pour le Prix du meilleur jeune économiste.
Il a développé une théorie de l’entreprise en tant qu’entité fondée sur le pouvoir et a notamment publié Économie de la firme-monde (De Boeck Supérieur, 2018).
Non, Dans l’hyperconcurrence, c’est l’État qui pilote
L’État ne se contente pas d’assurer un cadre favorable au développement des entreprises : il intervient sur la spécialisation industrielle, avec des politiques ciblées.
L’enjeu peut être de répondre à de grands défis auxquels le marché ne trouvera pas seul des solutions. C’est le cas de la transition énergétique, avec le soutien à des industries émergentes comme l’hydrogène.
Mais la politique industrielle touche aussi d’autres secteurs : semi-conducteurs, recherche biomédicale, technologies quantiques… Ils ont en commun d’être très « intensifs » en Recherche et développement et donc gourmands en capital.
Si l’on ne dispose pas, comme les Américains, d’un puissant réseau de capital-risqueurs, l’intervention de l’État est incontournable, car la concurrence étrangère est elle-même soutenue étatiquement.
Cet État-pilote n’a plus grand-chose à voir avec son ancêtre dirigiste des années Pompidou, qui menait d’une main sûre la création de nouveaux secteurs industriels.
Dans un régime de croissance de plus en plus schumpetérien, une course à l’innovation où la vitesse fait la différence, c’est un État accélérateur qui se développe.
Sonia BellitCheffe de projet au think tank La Fabrique de l’industrie.
Tout d’abord, nous sommes en économie ouverte, le temps n’est plus aux monopoles publics.
Ensuite, il ne s’agit plus de rattrapage, mais d’innovation : l’enjeu n’est pas d’imiter, mais d’inventer.
Si l’État assume des choix en identifiant des marchés clés et des technologies clés sur lesquels il va concentrer son action, il ne vise pas forcément la création de grandes firmes, mais plutôt la vivification des filières, autour d’une vision écosystémique qui souligne l’importance des territoires, des acteurs locaux, des compétences.
Pour citer ma collègue économiste Caroline Granier, « l’industrie ne tombe pas du ciel » !
L’idée d’écosystème renvoie aussi aux start-up, aux technologies émergentes. Dans un régime de croissance de plus en plus schumpetérien, une course à l’innovation où la vitesse fait la différence, c’est un État accélérateur qui se développe aujourd’hui.
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Un cas emblématique est ce qu’on appelle les Deeptech, ces entreprises qui développent des technologies de rupture issues directement de la recherche.
Par définition, ces investissements sont incertains. L’État gère de l’argent public et ne peut se comporter comme un capital-risqueur, mais il a à sa disposition une institution comme Bpifrance qui peut assumer cette position en investissant dans des start-up dont toutes ne réussiront pas.
Capital-risqueur
Ce sont des investisseurs privés qui offrent leur capitaux à des start-ups à fort potentiel en échange de titres de la société pour une période définie.
Plus largement, des canaux de financement comme les Programmes d’investissements d’avenir (PIA) sont centrés sur la recherche, avec comme mission de dynamiser l’amont des filières.
Cela permet à l’État de jouer un rôle de pilotage tout en laissant un espace aux logiques de marché.
Mais si l’État ne cherche plus à contrôler les firmes, son action décide bien souvent de leur avenir. S’il souhaite soutenir ses producteurs automobiles face au défi de l’électrification, il peut jouer sur la réglementation pour accélérer le déploiement des bornes de recharge, afin de développer le marché national.
Dans un monde animé par des acteurs très puissants, où sans innovation ou montée en gamme on risque le déclassement industriel et technologique, l’État est au centre du jeu.
Pourquoi elle ?
Docteure en économie, Sonia Bellit est cheffe de projet au think tank La Fabrique de l’industrie.
Ses recherches portent sur l’emploi, les politiques industrielles et l’industrie du futur.
Elle a enseigné à Sciences Po et a notamment publié « Politique industrielle en réponse à la crise : le retour de l’État pilote » (La Fabrique de l’industrie, 2021).