« Il faudrait détruire le centre-ville et recommencer à zéro, ça serait plus simple. » Sheenagh s’arrête près d’un banc, à l’ombre du Brunel Shopping Centre. Son cabas, couvert de petits Union Jack, déborde de courses de Noël. « C’est un peu tôt, mais au moins c’est fait, glisse l’assistante maternelle de 51 ans. Je ne viens plus qu’une fois tous les trois mois en ville. Je ne l’ai jamais vue dans cet état-là. »
À ses côtés, Lauren hoche la tête. « La galerie d’art a fermé, et L’Oasis aussi. » Ce centre aquatique inauguré dans les années 1970, la quadragénaire, aide enseignante à l’université locale, y était attachée. Derrière les deux amies, la foule profite de ce beau samedi automnal.

Le Brunel Shopping Centre, cœur de la ville construit dans les années 1970. (Crédits : Sasha Mitchell)
Les familles se pressent entre les bâtiments du gigantesque centre commercial, cœur fatigué de Swindon, ville de 220 000 habitants située à 130 kilomètres de Londres, sur l’axe autoroutier qui file vers le pays de Galles. « C’est rare, s’étonne Sheenagh. D’habitude, les gens préfèrent se rendre au Designer Outlet », un ensemble de boutiques et de restaurants installés dans l’ancienne fabrique de locomotives, derrière la gare.
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Des locomotives par dizaines
Ce lieu renferme à lui seul l’âme de Swindon, ville-champignon indissociable de l’essor de l’industrie ferroviaire au XIXe siècle. Et toujours contrainte de se réinventer depuis la fermeture des ateliers, dans les années 1980.
Entre les murs de brique rouge, jusqu’à 14 000 ouvriers ont bâti l’identité de la ville. Cent cinquante ans durant, les locomotives sortent par dizaines. Les plus fiables du monde. Les plus rapides aussi.
À l’origine de cette révolution locale, Isambard Kingdom Brunel (1806-1859), père des voies ferrées de l’ouest de l’Angleterre. « Sans lui, Swindon n’existerait pas », résume Paul, entrepreneur dans l’immobilier. Partout en ville, le nom de l’ingénieur s’affiche fièrement sur les devantures.

L’histoire de cette ville-champignon est indissociable de l’essor de l’industrie ferroviaire au XIXe siècle. (Crédits : Sasha Mitchell)
L’âge d’or des années 1990
Mais au cours des années 1960, la technologie évolue. Les fabriques périclitent. Avant de fermer pour de bon en 1986. Le début de la fin pour Swindon, dit-on alors. « En réalité, grâce au ferroviaire, la région disposait d’un vivier d’ouvriers qualifiés qui a rapidement intéressé d’autres entreprises », explique Adam, employé du STEAM, musée de l’histoire ferroviaire lui aussi aménagé dans les anciennes manufactures.

Cent cinquante ans durant, les locomotives sortent par dizaines de ces bâtiments, aujourd’hui en partie occupés par le STEAM, un musée consacré à l’histoire ferroviaire locale. (Crédits : Sasha Mitchell)
En 1985, le constructeur automobile Honda choisit d’implanter son unique usine européenne à l’extérieur de la ville. La municipalité mise en parallèle sur la diversification du paysage économique. Des entreprises informatiques et financières y installent leur siège. C’est en partie, tempère le jeune homme de 27 ans, barbe rousse en bataille, « dû à la situation géographique de la ville ».
L’aéroport de Heathrow se trouve à quelques dizaines de kilomètres. Le port de Southampton est à une heure trente de route. « Les années 1990 ont été vraiment l’âge d’or de la ville, reprend Paul. C’est à cette époque-là que je suis venu de Londres pour créer ma société. »
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80 % des salariés dans le privé
Puis la crise financière de 2007-2008 frappe le monde, le Royaume-Uni et la ville. L’économie entre en récession. Swindon figure parmi les localités les plus durement affectées du pays : employée à 80 % dans le secteur privé, la population active subit de plein fouet les faillites en cascade. Le chômage explose de 147 %, contre 81 % à l’échelle nationale. Honda se sépare d’une partie de ses 5 000 ouvriers et suspend temporairement sa production.
Éco-mots
Récession
Période de recul temporaire de l’activité économique d’un pays dont la définition est variable d’un pays à l’autre. Le plus souvent, on parle de récession si l’on observe un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs. Dans d’autres cas, on parle de récession dès qu’il existe un ralentissement de la croissance, c’est-à-dire une baisse des taux de croissance, même s’ils restent positifs.
Mais paradoxalement, les faiblesses en temps de récession vont se transformer en aubaine au moment de la reprise économique. Avec assez peu de fonctionnaires, Swindon souffre moins que les autres villes des coupes dans les services publics, entre 2010 et 2016. La diversité de son secteur privé soutenu par une main-d’œuvre hautement qualifiée, contribue dans le même temps à stimuler l’activité.
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« Les magasins rouvraient en nombre », se rappelle Sheenagh : en 2016, la ville compte davantage d’entreprises qu’avant la récession. Swindon rebondit encore une fois ? « Sur le papier seulement », relativise Rosalind, sur le parvis du théâtre. L’infirmière de 45 ans attend ses deux filles, à la sortie du cours de danse. « La ville ne s’est jamais vraiment remise de la récession. Il suffit de voir le nombre de magasins vides. »

Lauren, 40 ans, et Sheenagh, 51 ans, dans le centre de Swindon. (Crédits : Sasha Mitchell)
Amazon arrive…
Depuis, le Brexit est passé par là. Et la pandémie aussi. Honda a définitivement fermé son usine en 2019. « Officiellement ? Mauvaise conjoncture sur le marché automobile. Mais la sortie de l’UE y est pour quelque chose, c’est sûr », tonne Paul. L’homme de 69 ans, cheveux blonds ébouriffés, était un électeur conservateur convaincu. « Plus maintenant. Plus depuis Boris Johnson. »
Aujourd’hui encore, Swindon affiche des indicateurs économiques insolents. Un taux de chômage très faible, des perspectives de croissance excellentes, selon le cabinet Pwc. L’usine Honda va devenir un entrepôt logistique, avec des milliers d’emplois à la clé. Amazon a ouvert un site non loin de là, fin 2021.
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…Honda s’en va
Deux mille personnes y travaillent déjà. « Ils embauchent, mais les magasins du centre ferment », constate Lauren l’enseignante, amère. « C’est une illusion, abonde Paul. Les emplois sont moins qualifiés, les salaires moins importants, donc les gens ne viennent plus consommer en ville. Les riches préfèrent les alentours. Le territoire urbain s’étend, mais c’est parce que les gens profitent de prix de l’immobilier plus abordables ici qu’à Oxford ou Bath », deux villes huppées et bucoliques situées à moins d’une heure en voiture.

La vue du centre depuis les hauteurs de Swindon, où se trouve la vieille ville, plus huppée. (Crédits : Sasha Mitchell)
« Swindon est sous-estimée », conteste le barman du pub The Savoy, Peter (27 ans), revenu travailler dans sa ville natale après trois ans d’études à Bath. Car les Swindoniens font preuve de résilience.
En 50 ans, le train a cédé sa place à la voiture, elle-même supplantée par les plateformes d’e-commerce. « Swindon a été fondée par Brunel, un homme visionnaire et déterminé, commentait la BBC dans un reportage radiophonique de 1984 consacré au déclin de l’industrie ferroviaire. C’est sûrement pour ça qu’ici, les habitants ont la conviction de pouvoir surmonter n’importe quelle difficulté. »
Cet article est issu de notre nouveau numéro consacré à la récession, disponible dans notre boutique en ligne.