Economie

En Chine, entreprendre c’est aussi risquer sa vie

Lorsqu’ils font faillite ou qu’ils affichent une fortune opulente, les patrons chinois illustrent les imperfections du régime. Disparitions mystérieuses, arrestations, accidents mortels, les risques ne sont pas qu’économiques.

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© DU BIN/The New York Times/Redux/

Le 25 septembre, deux dirigeants du groupe chinois HNA – actif notamment dans le transport aérien avec Hainan Airlines – ont été arrêtés par les forces de l’ordre, qui les soupçonnent de plusieurs délits. Le conglomérat, en cours de démantèlement, est en faillite depuis janvier.

Ces dernières années, HNA a multiplié les investissements dans des secteurs très variés (hôtellerie, logistique, finance, pétrole, etc). Une boulimie qui a nourri un endettement phénoménal au point d’afficher pas moins de 66 milliards d’euros de dettes. Ce marasme rappelle fortement la crise que subit actuellement le géant de l’immobilier Evergrande.

Dans les deux cas, une question se pose : que risquent les dirigeants de ces entreprises après leur échec ?

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Garder les entreprises dans la ligne du Parti

« En cas de faillite, les conséquences pour une personne sont drastiques, répond Jean-François Di Meglio, président de l’institut de recherche Asia Centre. En Chine, il n’y a plus de frontière entre ce qui relève du business et ce qui relève des personnes. »

Ainsi, les disparitions mystérieuses d’acteurs économiques se multiplient depuis plusieurs années. Dans le cas de HNA, les dirigeants arrêtés dernièrement ont pris la tête de l’entreprise (déjà très endettée) en 2018, après que l’un des cofondateurs a chuté d’un parapet alors qu’il prenait une photo. Étrange ?

« Au-delà de faire faillite, échouer, c’est laisser transparaître les imperfections du système chinois, faire perdre la face au régime », poursuit Jean-François Di Meglio. La logique est d’ailleurs la même si, à l’opposé, un dirigeant « réussit trop ».

Un système qui se prétend encore attaché aux valeurs du marxisme et qui prône l’égalitarisme échoue, lorsque des gens se comportent de manière démesurée.
Jean-François Di Meglio,

président de l’institut de recherche Asia Centre.

La logique est donc de « garder les entreprises dans la ligne du Parti, pour ne pas qu’elles ne deviennent trop puissantes et concurrencent l’État central », complète Camille Brugier, chercheuse spécialiste de la Chine à l’IRSEM (institut de recherche stratégique de l’école militaire). « Des Google ou Facebook qui auraient le même budget que des petits états, c’est impensable en Chine. »

Faire « prospérité commune »

L’idée s’est accentuée dernièrement avec la politique contre les inégalités que mène Pékin. « On est passé du discours "c’est bien de s’enrichir, de faire de la croissance", à "certains se sont trop enrichis, il y a eu une croissance trop exubérante. Revenons à une croissance et à une richesse plus raisonnables" », analyse Catherine Mathieu, économiste à l’OFCE.

En 2021, la Chine est en effet le pays qui compte le plus de milliardaires au monde et les inégalités y sont très importantes. « Le parti communiste chinois appuyait sa légitimité dans le fait qu’il remplissait une forme de contrat social où les gens étaient assurés que la génération de leurs enfants vivrait mieux qu’eux-mêmes. Aujourd’hui, on arrive à une stagnation. La Chine n’a plus le même taux de croissance qu’auparavant », ajoute Camille Brugier, de l'IRSEM.

À lire : [DATA] L’incroyable rattrapage économique chinois de 1990 à aujourd’hui

Le gouvernement communique donc largement autour du concept de « prospérité commune » : il faut redistribuer davantage les richesses.

Dans cette optique, une importante campagne de lutte anti-corruption a été lancée dès l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Une arme aussi pour le président d’agir contre ses opposants. Car « la façon la plus simple d’évincer quelqu’un en Chine, c’est de l’accuser de corruption », complète Camille Brugier.

Éco-mots

Prospérité commune

Expression utilisée par Xi Jinping pour définir la politique qu’il souhaite mener pour répartir les richesses plus équitablement dans le pays. Un ensemble de mesures, tels que des nouveaux dispositifs de rémunération, d’imposition ou de donation, a été instauré.

Les dérives de l’État parti

« Au titre de la lutte anti-corruption, on fait tomber les adversaires du régime. Des personnes qui veulent une ouverture à l’étranger plus forte, plus de libéralisme et moins de parti communiste », souligne Jean-Vincent Brisset, spécialiste de la Chine, qui collabore avec l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). « Des gens qui étaient portés aux nues pour leur réussite très capitaliste tombent, se font massacrer, mettre en prison ou pousser dehors. »

Ainsi, fin 2020, Jack Ma, patron et fondateur du géant du commerce Alibaba, a disparu après avoir critiqué en public le système chinois. Le dirigeant a ensuite refait surface en janvier dans une vidéo où il expliquait vouloir désormais « œuvrer pour le bien commun ».

D'une certaine façon, cette politique du Parti communiste chinois peut être perçue comme une forme de « régulation ». Régulation qui prend aussi place en Occident, mais sous d'autres formes. 

Le point d’orgue a toutefois été atteint avec la condamnation à mort en début d’année de Lai Xiaomin, ex-dirigeant d’un fonds d’investissement, accusé d’avoir touché plus de 215 millions d’euros de pots-de-vin. Voilà qui illustre bien les dérives de « l’État parti » chinois, dénonce le président de l’institut Asia Centre, Jean-François Di Meglio. « Ce n’est pas un État de droit. Les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) sont donc mélangés. »

Éco-mots

État parti

Un état dans lequel tous les pouvoirs sont détenus par un seul et même parti. À l’opposé, on trouve l’état de droit dans lequel la puissance publique est soumise au droit. Cela implique une hiérarchie des règles de droit, une égalité devant la loi et une séparation des pouvoirs.

Violences physique et psychologique, passages à tabac ou privations

Les pratiques du parti communiste chinois ne sont pas nouvelles. « Sous l’ère maoïste, il y avait déjà des campagnes de purge, des liquidations politiques et des disparitions. C’est l’essence des régimes durs, avec un culte de la personnalité », note Jean-Vincent Brisset.

Difficile cependant de savoir exactement ce que subissent les personnes qui disparaissent. Dans ce système très opaque, les informations ne fuitent pas. En 2011, un rapport de l’ONG Human Rights Watch dénonçait un risque élevé de torture pour les personnes disparues. « Les détenus sont régulièrement soumis à des actes de violence physique ou psychologique, ils sont notamment passés à tabac, subissent des abus sexuels, sont privés de nourriture et de sommeil et sont victimes d’extorsion. »

L’enfer des « prisons noires » (black jail)

Dans son rapport, Human Rights Watch alerte sur les centres de détention appelés « prisons noires » et dénonce l’inertie du gouvernement chinois pour éradiquer ces lieux où les personnes incarcérées subiraient des actes de violence, menaces, intimidations et privations.

« Cette inaction a encouragé les forces de sécurité chinoises à faire des disparitions forcées leur tactique de prédilection », s’insurge Sophie Richardson. Pour la directrice de plaidoyer au sein de la division Asie de Human Rights Watch, cela en dit long sur les intentions du gouvernement : « L’existence de prisons noires au cœur même de Pékin tourne en dérision les belles paroles du gouvernement chinois sur l’amélioration des droits humains et le respect de l’État de droit. »

En 2009 déjà, l’ONG a dévoilé les témoignages de plusieurs détenus chinois, dont « les droits [étaient] violés en toute impunité », tandis que le gouvernement, déjà, niait l’existence de ces mêmes prisons noires.

« Les Occidentaux qui traitent avec la Chine commencent à s’interroger sur le climat des affaires. Cela devient une vraie question », observe le président de l’institut Asia Centre, Jean-François Di Meglio. De là à ce qu’une nouvelle politique soit mise en place ? « On a pu croire que les choses allaient changer avec les mobilisations à Hong Kong, mais rien n’a bougé. »

Pour Jean-Vincent Brisset, « tant que l’économie fonctionnera, que Pékin assurera le vivre et le couvert à sa population, sa légitimité ne sera pas remise en question et les Chinois seront prêts à accepter beaucoup de choses ».

Une crise économique pourrait toutefois changer la donne, projette Jean-François Di Meglio. « Aujourd’hui, la Chine fait le choix d’un repli sur soi et d’une diminution de la dépendance vis-à-vis de l’étranger. Un pari énorme, difficile à réussir. Un échec de l’autosuffisance pourrait faire apparaître un changement et une inversion des tendances. »

Pour aller plus loin

Le livre Red Roulette : An Insider’s Story of Wealth, Power, Corruption and Vengeance in Today’s China (non traduit en français), Desmond Shum (éditions Simon & Schuster Ltd, septembre 2021).

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