Pourquoi lui ?
Dans un article intitulé « Le changement de paradigme de la politique de sécurité et de défense de l’Allemagne après l’invasion russe de l’Ukraine » publié dans la revue Allemagne d’aujourd’hui, Hans Stark, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), analyse en profondeur l’ampleur du revirement stratégique allemand.
Interview.
Pour l’Éco. Une semaine après l’invasion russe, l’Allemagne, historiquement pacifiste a débloqué une enveloppe exceptionnelle de 100 milliards d’euros pour moderniser sa défense. Ce revirement a-t-il surpris ou est-il une suite logique aux évènements en Ukraine ?
Hans Stark. Cela a surpris, malgré l’invasion. Même à l’échelle européenne, il n’existe pas d’exemple de virage d’une telle ampleur. Aucun autre État européen n’a laissé filer à tel point ses dépenses de défense, ni pris la décision de les augmenter d’une ampleur telle que l’Allemagne vient de le faire. C’est vraiment sans précédent.
L’Union européenne et les États-Unis s’étaient habitués, de la part des Allemands, à une posture pacifiste et à un rôle de passerelle commerciale entre le monde occidental et des pays comme la Russie et la Chine. Posture qui s’inscrivait, il faut bien l’avouer, dans une logique assez mercantiliste.
Que cet équilibre vole en éclats est une surprise pour beaucoup. Mais moins pour les experts des questions militaires. Après 30 ans de diminution massive des dépenses consacrées à la défense, l’armée allemande était dans une impasse.
Aujourd’hui, même ses généraux les plus gradés reconnaissent publiquement que la Bundeswehr n’est pas en mesure de défendre l’Allemagne ni de contribuer significativement à la défense des pays membres de l’OTAN en cas d’attaque sur l’un d’entre eux de la part de la Russie. C’est un jugement sans appel, d’une portée considérable.
Terrible aveu venu d’Allemagne 🇩🇪 « Je n’aurais jamais cru devoir vivre une autre guerre. Et la Bundeswehr, l'armée de terre que je dirige, est plus ou moins à sec. Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l'alliance sont extrêmement limitées. » pic.twitter.com/S0oLOpJNET
— Thomas Wieder (@ThomasWieder) February 24, 2022
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Le pays est-il capable de soutenir cet effort de réarmement dans la durée ?
Actuellement, sous l’effet du choc venu d’Ukraine, on constate un large consensus en faveur de ce revirement. L’Allemagne a prolongé la suspension de la règle d’or - interrompue depuis le début de la pandémie - afin de financer ce budget supplémentaire pour la défense de 100 milliards d’euros.
Mais cette réponse en urgence ne réglera pas les problèmes allemands à court terme. Pour que les décisions prises en février 2022 se traduisent par l’acquisition d’équipements militaires fiables, il faudra attendre des années.
Personne ne peut savoir comment va évoluer l’opinion publique allemande si la guerre s’arrête. Cela dépendra aussi sans doute des conditions dans lesquelles se terminera le conflit. Mais indépendamment de l’opinion publique, Berlin ne reviendra pas sur ces décisions gouvernementales. C’est inimaginable.
L’Allemagne comme seule « puissance civile » et commerciale appartient-elle définitivement au passé ?
Il y a vraiment eu un avant et un après un 24 février. Cette date est une césure historique majeure : c’est une invasion dans un pays indépendant et souverain, sans qu’il y ait la moindre raison justifiant un tel acte de violence.
Tant que la Russie n’envahissait pas l’Ukraine, Berlin avait peut-être l’illusion qu’on pouvait encore négocier avec Moscou, qu’il fallait maintenir le dialogue et tenter d’exercer des pressions amicales, politiques, diplomatiques sur la Russie.
Je ne peux pas dire que cette Allemagne a définitivement disparu, mais cette image est mise à mal. D’abord parce que le multilatéralisme, la notion au cœur du concept de puissance civile de l’Allemagne, a également pris un coup.
Le fonctionnement de l’ONU est très largement compromis en raison de la paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies où s’affrontent d’un côté la Chine et la Russie, de l’autre trois pays occidentaux, la France, le Royaume-Uni et la France. Or sans une ONU à peu près opérationnelle, il ne peut pas réellement y avoir de multilatéralisme.
Et puis la puissance commerciale allemande est aussi très dépendante de l’ouverture des marchés. Or à l’échelle mondiale, les échanges se crispent : le risque d’une dégradation rapide des échanges avec la Chine n’est pas à exclure. Si cette dernière envisageait un soutien économique et militaire à la Russie, cela entraînerait évidemment un repli du commerce avec les Occidentaux.
Dans cette hypothèse, l’Allemagne perdrait un partenaire commercial majeur, autrement plus important que la Russie. L’Allemagne ne pourrait pas maintenir son statut de puissance commerciale dans un monde coupé en deux.
Quel rôle a joué la relation avec les Américains dans le revirement de Scholz ?
Un rôle crucial. L’Allemagne essaye de réparer son lien transatlantique avec les États-Unis au moment où celle-ci est militairement plus dépendante que jamais des États-Unis en raison de la faiblesse de son armée.
Ils se sont évidemment rendu compte que leurs hésitations sur le plan de la mise entre parenthèses du gazoduc Nord Stream 2, exigée par les Américains de longue date, étaient très mal vues. Sous l’administration Trump, les Américains avaient même envisagé de sanctionner des entreprises allemandes impliquées dans l’importation et le transfert de gaz russe en provenance de Nord Stream 2.
Biden a renoncé à ces sanctions car il n’exerce pas le même type de présidence que Trump, mais la vision américaine sur l’importation allemande est restée extrêmement critique. Donc, à partir du moment où la Russie s’est attaquée à l’Ukraine, la mise en route de Nord Stream 2 n’était plus tenable.
Angela Merkel, en favorisant le projet de gazoduc Nord Stream 2 et l’importation de gaz russe, a-t-elle fait preuve de naïveté ? Ou est-ce un jugement trop sévère de l’Histoire à postériori ?
Cette sévérité se justifie. Il est vrai que les Allemands avaient vis-à-vis de la Russie une approche qui était axée sur le dialogue. Il y avait un slogan « wandel durch handel » (changer par l’échange), qui soulignait la volonté d’infléchir la politique russe par le commerce.
Le but était de créer des interdépendances réciproques, pour que les Russes n’envisagent pas d’aventures militaires vers l’Ouest en raison de trop forts intérêts communs, au motif qu’elles seraient suicidaires pour l’économie russe.
En contrepartie, les Allemands, rassurés sur les intentions russes, pouvaient accepter d’importer du gaz. Pour l’Allemagne, la Russie était un partenaire compliqué, nationaliste, populiste… tant que la Russie ne dépassait pas certaines limites dans son révisionnisme, c’était toléré à Berlin.
C’était le prix à payer pour avoir du gaz bon marché en quantité suffisante. Seulement, le révisionnisme russe s’est réalisé et il a dépassé toutes les bornes. Cet optimisme de l’illusion a échoué.
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