Les réactions furent immédiates et spontanées : dès le lendemain de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, les organisateurs de l’Eurovision excluaient les candidats russes du très populaire concours européen de la chanson prévu pour le printemps.
Puis des représentations du Ballet du Bolchoï, prévues au Royal Opera House de Londres, ont été annulées. Une université italienne est allée jusqu’à déprogrammer des cours consacrés à Dostoïevski, l’un des plus grands écrivains russes, avant de faire marche arrière après que Paolo Nori, l’enseignant, s’est dressé contre cette « censure ».
Une « bataille civilisationnelle »
Ces prises de position contre la culture russe ont été encouragées par le gouvernement ukrainien. En décembre dernier, dans un éditorial publié par The Guardian, Oleksandr Tkachenko, le ministre ukrainien de la Culture, appelait la communauté internationale à boycotter les œuvres russes « jusqu’à ce que la Russie cesse son invasion sanglante ».
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Pour lui, il s’agit d’une « bataille civilisationnelle » et il rappelle que la Russie se sert de la culture comme d’une « arme », cherchant à supprimer la culture ukrainienne.
Légende. « Attention, il ne faut pas dire “guerre”, mais “opération spéciale” »!
Selon l’Unesco, depuis le début de la guerre, pas moins de 152 sites patrimoniaux ont été endommagés ou complètement détruits, à l’image du musée d'histoire locale d'Ivankiv, près de Kiev ou du musée d'art Arkhip Kouïndji de Marioupol.
Vérité transcendante, ou construction ?
Pourtant, derrière son apparente légitimité, la démarche de boycott fait en réalité le jeu de la Russie. Car en soutenant cette approche civilisationnelle, les milieux culturels occidentaux et le gouvernement ukrainien, qui proclament leur attachement aux idéaux démocratiques, partagent avec l’autocrate russe une même conception politique de l’identité nationale.
Auteur de Politique comparée (éditions Bruylant, 2018), le politologue Yves Déloye insiste pour distinguer deux conceptions de l’identité nationale : la conception « essentialiste » et la conception « artificialisée » (construite). Cette dernière, certes le fruit d’une histoire qui en détermine les fondements et le contenu, est surtout en perpétuelle évolution et reconstruction par la nation elle-même.
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C’est dans cet esprit, par exemple, qu’au XIXe siècle, la Troisième République française a chargé l’école de former des citoyens capables de contribuer à cette construction de l’identité.
Donner raison à Poutine
À l’inverse, la conception « essentialiste » s’impose à l’individu. Elle est figée comme héritage immuable d’une nation, la culture traditionnelle y jouant un rôle fondamental. Cette conception est celle d’un Poutine, qui se réfère à une Grande Russie au passé glorieux, aux prises avec un Occident "dégénéré".
Aujourd’hui, boycotter la culture russe en tant que telle contribue donc à conforter le discours de l’autocrate. Et enferme les Russes dans cette identité nationale « essentialiste ».
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