Parce que la Russie et l’Ukraine sont deux puissances agricoles, leur conflit fait peser sur le monde un climat d’incertitude alimentaire. Celui-ci peut avoir des conséquences sociales, mais il est aussi instrumentalisé à des fins géopolitiques. Pour faire le point sur la situation, Pour l’Éco a interrogé Pierre Blanc.

Pourquoi lui ?
Pierre Blanc est professeur de géopolitique à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux, chercheur au LAM (Les Afriques dans le monde, CNRS/Sciences Po). Il a écrit l’article Nourrir la puissance : l’alimentation au prisme de la géopolitique paru dans la revue Demeter 2022.
À quelles tensions les ménages doivent-ils s’attendre sur les prix de l’alimentation, suite à la guerre en Ukraine ?
Il y avait déjà des tensions sur fond de sortie de la pandémie et de croissance des prix de l’énergie, mais cette guerre vient décupler les hausses. La poursuite des tensions sur les prix va dépendre entre autres de la physionomie de la guerre. Imaginez que l’Ukraine soit labourée par les chars, au sens propre du terme, tandis qu’on est entré dans la période du dégel des sols en Ukraine.
Dès lors le grenier ukrainien qui compte fortement dans l’approvisionnement des pays dépendants en blé, en maïs et en tournesol risque de faire défaut. À côté de cette implication directe du conflit pour ces pays fragiles, essentiellement en Afrique du nord et au Moyen-Orient, il y a aussi des phénomènes plus indirects.
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Notamment au travers du renchérissement du prix du gaz qui est essentiel dans la fabrication des engrais. Bien que l’Europe soit autosuffisante, mécaniquement, les prix des produits alimentaires augmenteront parce que les prix ont tendance à être mondialisés et que les coûts de production sont indexés sur le coût de l’énergie.
L’Europe est-elle en mesure de protéger les ménages de cette inflation ?
Un pays peut à la fois être excédentaire en production agricole et voir une partie de sa population faire face à une insécurité alimentaire, parce qu’elle n’y a pas accès à cause de la faiblesse de certains revenus.
La sécurité alimentaire est donc autant déterminée par l’accès à l’alimentation, liée au revenu, qu’à l’offre de production. Dans la France très agricole et pour l’essentiel autosuffisante, beaucoup de ménages sont ainsi insécurisés sur le plan alimentaire eu égard à l’insécurité sociale qui les mine.
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Grâce à la Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union européenne en vigueur depuis 1962, l’autosuffisance alimentaire est en grande partie réalisée aujourd’hui en Europe, en tout cas pour les grands produits à l’exception de certains comme les protéines végétales.
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Politique Agricole Commune (PAC)
Révisée tous les sept ans, la PAC représente aujourd’hui 31 % du budget de l’Union européenne. Elle se matérialise sous forme d’aides directes aux agriculteurs, mais aussi d’aides au développement rural. Elle peut également prendre la forme de mesures agro-environnementales pour promouvoir la transition écologique de l’agriculture.
Cette politique a été le ciment la construction de l’Europe, ne serait-ce que parce que, jusqu’en 1992, 75 % de son budget était dévolu à l’agriculture. Si cette politique a ainsi contribué à rapprocher les États membres, elle a aussi permis de rehausser considérablement les niveaux de production et ainsi de se mettre à l’abri de ruptures d’approvisionnement tout en réduisant les coûts de l’alimentation.
Néanmoins, après de nombreuses réformes pour aller vers moins de productivisme, cette politique ne suffit pas pour garantir l’alimentation pour tous. Car, encore une fois, la sécurité alimentaire dépend de l’accès au revenu et des régulations économiques indispensables à la lutte contre la pauvreté.
Et à l’heure de la guerre en Ukraine, l’Europe doit donc confirmer son ambition productive et continuer exporter vers certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, très déficitaires en blé notamment, et très exposés aux chocs de prix en cours.
Pourquoi la France doit-elle intervenir auprès de ces pays ?
Ces pays sont très contraints par une aridité et donc très dépendants des zones de productions tempérées. Sur ces marchés extérieurs, l’Europe se retrouve d’ailleurs en concurrence avec la Russie, en sachant que l’agriculture est un élément du répertoire de la puissance russe qui fait montre depuis quelques années de son soft power alimentaire au côté de son hard power militaire.
Mais que va-t-il advenir du potentiel russe du fait du régime de sanctions et de l’avancement de la guerre ? Ces pays dépendants s’inquiètent terriblement dans ce contexte, à commencer par l’Égypte, la Tunisie, la Syrie et le Liban. L’Europe ne doit donc pas perdre de vue cette mission.
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Soft power
Concept formulé en 1990 par Joseph Nye, professeur à Harvard, qui désigne la capacité d’une puissance à « pousser d’autres pays à faire ce qu’elle souhaite » parce qu’elle parvient à « faire vouloir à ces pays ce qu’elle veut ». Plutôt que d’imposer ses volontés grâce au hard power militaire ou économique, le soft power permet de faire accepter subtilement son plan. On troque missiles et déploiements militaires contre des outils plus subtils.
La puissance de l’alimentaire, les États-Unis l’avaient bien comprise déjà en 1955 mais dans un contexte d’endiguement des Soviétiques : au moment fort de la Guerre froide, l’aide alimentaire américaine était dévolue surtout aux territoires qui encerclaient l’Union soviétique.
Source : Pierre Blanc, Nourrir la puissance : l’alimentation au prisme de la géopolitique, Demeter 2022.
Les Soviétiques, de leur côté, n’ayant pas valorisé le potentiel de leurs terres, ne pouvaient pas répondre à cet encerclement. L’URSS a dès lors entravé sa capacité de rayonnement, fragilisé son économie et donc nui à sa puissance.
Quelle a été la politique de la Russie depuis, en matière d' « alimentation géopolitique » ?
La Russie est aujourd’hui de retour sur ce terrain. Historiquement, deux moments sont à retenir : 1914 et 2015. En 1914, l’Empire russe était le premier exportateur de blé. 2015, parce que la Russie est de retour en première position sur ces marchés. Pendant un siècle, elle a quasiment été totalement évincée.
Le choix d’une économie planifiée, collectiviste, n’a pas été du meilleur effet en termes de productivité agricole.
Pierre Blanc,Professeur de géopolitique à Bordeaux Sciences Agro
Si elle était première en 1914, ce n’est pas parce que l’Empire avait une politique agricole dynamique. C’est tout simplement parce qu’il y avait des terres agricoles absolument propices, les fameuses terres noires, qui contrebalançaient la faible rentabilité de ses structures de production archaïques, presque féodales. De même sa population était encore faible.
Ensuite, il y a eu un certain nombre de vicissitudes qui ont fortement nui au développement de l’agriculture russe : la révolution bolchevique d’abord, puis la guerre civile de 1917 à 1921. Et enfin des choix de politique agraire ou agricole de l’URSS dont René Dumont avait souligné dès 1964 l’impéritie. Pour être précis, le choix d’une économie planifiée, collectiviste, n’a pas été du meilleur effet en termes de productivité.
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Économie planifiée
Intervention de l’État dans l’organisation de la production par des variables économiques ainsi que sur les prix et le volume de production, en opposition à l’économie de marché.
Les Soviétiques ont essayé de compenser longtemps ce défaut de production en essayant de cultiver de nouvelles terres en Asie centrale notamment, dans les années cinquante. Nikita Khrouchtchev, à la tête de l’URSS de 1955 à 1964, a lancé toute une politique de valorisation au Kazakhstan dans ce qu’on appelait les terres vierges. En vain.
À son arrivée au pouvoir, Poutine comprend bien que la puissance n’est pas que militaire, mais aussi alimentaire. Il met tout en place pour retrouver l’autosuffisance et l’ambition historique d’exporter à nouveau. Chose qu’elle est parvenue à faire aujourd’hui.
Pierre Blanc,Professeur de géopolitique à Bordeaux Sciences Agro
Après la chute de l’URSS en décembre 1991, une décennie noire de déstructuration de l’économie soviétique russe s’est produite, avec en particulier une espèce de flou sur l’agriculture quant au devenir de ces structures collectives. S’en sont suivis des débats longs à la Douma, la chambre basse de l’Assemblée fédérale, dans le cadre de cette transition démocratique.
Quand Poutine prend le pouvoir, il menace les parlementaires d’un référendum pour qu’ils activent la promulgation de lois sur le devenir de ces terres parce qu’il a bien compris que la Russie était fortement entravée. Le rouble s’était effondré en 1998 et les produits alimentaires étaient mécaniquement surenchéris. Le pays était donc très dépendant sur le plan alimentaire, malgré son potentiel.
Poutine a bien compris bien que la puissance n’est pas uniquement militaire. Elle se nourrit aussi de l’alimentaire : en situation d’autosuffisance, cela permet d’avoir une capacité à ne pas dépendre ; en situation de surplus, cela confère une capacité de peser sur d’autres, dès lors qu’on assure leur sécurité alimentaire. Poutine avait saisi cela.
Non seulement les grandes exploitations soviétiques ont été transformées mais les capitaux se sont réinvestis dans ce secteur. Ajoutons qu’à cette époque, les infrastructures ferroviaires et routières ont doublé, ce qui a permis d’acheminer ces productions nouvelles supplémentaires vers les ports de la Mer Noire et donc, et notamment des marchés des pays ciblés.
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L’Europe a-t-elle mené une stratégie similaire ?
Je dirais qu’aujourd’hui l’Europe est sur une ligne de crête entre deux versants. Un versant productif qui permet à l’Europe de « se porter au secours » de pays exposés aux chocs de prix. Un versant environnemental qui consiste dans le fait que l’Europe veut être en avant-garde dans la diplomatie écologique, qui va de la lutte contre le changement climatique à la sauvegarde de la biodiversité.
L’Europe s’est ainsi engagée dans le Green Deal, un paquet de mesures visant à devenir beaucoup plus économe, beaucoup plus respectueuse de l’environnement. L’Europe veut être en pointe dans le multilatéralisme sur ces questions.
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Green Deal ou Pacte Vert
Projet porté par l’allemande Ursula von der Leyen, à son arrivée à la présidence de la Commission européenne en septembre 2020. L’objectif principal : réduire de moitié ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, contre - 40 % planifiés auparavant.
À l’heure de la guerre en Ukraine, elle doit, à la fois, ne pas s’exonérer de sa mission productive, mais elle s’assigne aussi d’être à l’avant-garde sur les politiques de transition. Ce n’est pas une contradiction, mais c’est un équilibre difficile à trouver aujourd’hui. Les enjeux en cours obligent à le trouver au travers de l’intensification écologique qui n’est pas un oxymore.