Pourquoi lui ?

Kenneth Rogoff a été économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI) de 2001 à 2003 et fait partie des 10 économistes les plus cités au monde. Il est intervenu le 10 juin à la Paris School of Economics dans le cadre d’une conférence sur l’indépendance des banques centrales. Longuement revenu sur la hausse des prix record qui sévit aux États-Unis (plus de 6 % sur un an), il égratigne au passage les Démocrates et une partie de ses pairs qu’il accuse d’avoir trop voulu jouer avec l’inflation.
Pour l’Éco. L’inflation atteint des niveaux inédits aux États-Unis depuis 40 ans. Qui est responsable de cette situation ? Joe Biden, qui a massivement stimulé l’économie avec de grands plans de relance ? Ou la banque centrale américaine, la FED, qui n’a pas relevé ses taux assez vite ?
Kenneth Rogoff. Tout d’abord, il est normal que pour se décharger de leurs propres erreurs, les décideurs politiques du monde entier blâment quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Si vous dirigez un pays émergent, vous blâmez le Fonds monétaire international (FMI). Si vous dirigez un pays en récession, vous blâmez la banque centrale. S’il y a de l’inflation, vous blâmez aussi la banque centrale.
Mais dans la situation actuelle, il est difficile de rejeter la faute sur les banques centrales. La responsabilité en incombe aux politiques budgétaires : elles ont dominé le débat économique ces dernières années aux États-Unis. Et il en existe une preuve indéniable : les déficits publics ont explosé.
À bien des égards, les objectifs poursuivis par l’administration Biden étaient nobles, et je les soutiens également : lutter contre les inégalités et le chômage, financer la transition énergétique… Mais les politiques publiques mises en place pour les atteindre, à coups de grands plans de relance surdimensionnés, étaient erronées.
Si les États-Unis ont une inflation aussi élevée, même par rapport à l’Europe, c’est clairement à cause de ces politiques de relance. Et les Démocrates ne sont pas les seuls à blâmer : le dernier plan de stimulation de l’économie de l’administration Trump a aussi sa part de responsabilité dans la situation actuelle.

Pourtant, cette inflation, Joe Biden ne la souhaitait pas. Il ne fait pas une intervention aujourd’hui sans indiquer que la lutte contre la hausse des prix est sa priorité. A-t-il manqué de prudence ?
Oui, l’administration Biden porte évidemment une responsabilité. Mais elle est loin d’être la seule. De nombreux économistes renommés ont soutenu cette politique en affirmant aux responsables démocrates que tout irait bien et qu’elle ne causerait pas d’inflation : 17 Prix Nobel ont même signé une lettre commune pour soutenir son plan de relance sur les infrastructures !
Cet important soutien est le résultat d’un net basculement de la science économique vers la gauche ces vingt dernières années. En colère contre les institutions néolibérales mises en place dans les années 80 et 90, la communauté universitaire des économistes s’est beaucoup plus intéressée aux inégalités, créant un fort parti pris en faveur d’une politique budgétaire beaucoup plus laxiste et d’une réduction du rôle des banques centrales.

Ce mouvement a atteint son paroxysme avec la théorie monétaire moderne de Stéphanie Kelton, qui affirmait pouvoir imprimer de façon illimitée de la monnaie sans conséquence. Ces économistes ont mis sur le devant de la scène académique quelques bonnes idées, mais ils se sont aussi caractérisé par un manque général de discipline scientifique.
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D’une façon générale, l’opinion académique s’est déplacée vers l’idée : « la croissance, ce n’est pas important, l’inflation ce n’est pas importante, seules les inégalités sont importantes. » Ce n’est pas un problème en soi, mais cela change les risques que vous êtes prêts à prendre. Au nom d’idéaux justes, ils ont commencé à promouvoir des politiques publiques radicales sans penser assez à leurs potentielles conséquences négatives.
Je ne dis pas qu'ils se fichent de l'inflation, ils étaient davantage disposés à prendre des risques sur ce point pour atteindre d’autres objectifs en se disant : « essayons, on verra ce qui se passe. N’ayons pas peur d’essayer des mesures de relance agressives, les taux d'intérêts sont faibles et nous n’avons pas eu d’inflation depuis longtemps ».
Ces économistes et l’administration Biden ont voulu tenter l’expérience. Mal leur en a pris, elle a implosé presque instantanément, en à peine quelques mois.
La mission de la banque centrale américaine, c'est précisément la lutte contre l'inflation. Et vous dîtes qu'elle n’est pas responsable ?
Non, je ne blâme pas la Réserve fédérale. Face à ce climat académique et politique, la Fed - mais aussi la BCE dans une moindre mesure - a dû prendre du recul : elle n’avait pas le pouvoir politique pour relever ses taux directeurs.
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Si les banques centrales avaient augmenté les taux d’intérêt plus tôt, elles auraient été vilipendées par une partie des économistes, des politiques et de l'opinion publique. La vérité, c’est que la Fed n’avait ni le mandat politique, ni le soutien des économistes, pour freiner les politiques de stimulation.
Une des leçons à tirer de ce retour de l'inflation, c'est qu'il faut de nouveau renforcer l'indépendance des banques centrales.
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