L'essentiel
- L’inflation en Argentine devrait s’établir à la fin de l’année à 95% selon la banque centrale, voire 100% d’après des analystes privés.
- Le taux de change officiel du peso argentin a chuté de plus de 40% en un an
- Près de 4 argentins sur 10 vivent sous le seuil de pauvreté
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Au mois de juillet 2022, Veronica Smink, journaliste de la BBC installée à Buenos Aires s’interroge : pourquoi son épicerie de quartier ouvre-t-elle de plus en plus tard chaque matin ? La réponse de la patronne ne se fait pas attendre. Tous les jours, elle doit re-calculer les prix et changer les étiquettes des produits pour s’adapter à l’inflation. Depuis le début de l’année, les prix grimpent en moyenne de 7% chaque mois en Argentine.
Comme de nombreux pays dans le monde, l’Argentine peine à se remettre économiquement de la pandémie. Le conflit en Ukraine, la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation mettent en danger sa stabilité économique. La banque centrale argentine prévoit un taux annuel d’inflation de 95%. Des rapports d’analystes privés tablent sur un taux de 100%.
L’inflation n’est pas une nouveauté en Argentine : ces dix dernières années, le taux annuel dépassait 25%, voire 50%. Mais les résultats de l’année 2022 rappellent le désagréable souvenir des crises de 1989 et 2001.
Trente ans d’aléas, entre politique monétaire risquée et endettement
En 1989, l’Argentine connaît une hyperinflation annuelle de plus de 4 000%, puis près de 1 400% l’année suivante. Pour se relever, le pays suit les recommandations strictes du Fonds monétaire international (FMI) : réduire la dépense publique et privatiser plusieurs secteurs économiques comme l’électricité, les retraites ou la compagnie aérienne nationale.
En 1992, le gouvernement change de politique monétaire. Il aligne la valeur du peso argentin sur le dollar - un dollar vaut un peso - dans un système nommé « currency board ». L’intérêt est de limiter l’impression de monnaie argentine. La déflation s’amorce. Le FMI donne confiance aux investisseurs et l’économie se remet. Mais le miracle ne dure pas : dès 1998, sur fond d’emballement de la « bulle internet », les systèmes monétaires asiatiques s’effondrent et la valeur du dollar explose. L’économie argentine ne peut plus suivre et doit affronter le manque d’entrée de devises américaines, pourtant à la base de son système monétaire.
S’en suivent quatre ans de crise, jusqu’en 2002. Les mouvements sociaux se multiplient, le chômage augmente. Pour limiter la fuite des capitaux, le gouvernement limite les retraits bancaires. Lié au dollar, le peso ne peut être dévalué par le gouvernement sans remettre en cause les contrats signés avec les investisseurs et les créanciers de la dette argentine. Le pays finit en défaut de paiement de 88,5 milliards d’euros (actuels).
Le pays se redresse peu à peu à la fin des années 2000 puis dans les années 2010. Mais un problème perdure : celui du déficit budgétaire de l’État. Aujourd’hui, l’Argentine peine encore à financer son budget et se bat pour obtenir la confiance des marchés internationaux. Pour assumer la dépense publique, la Banque centrale continue d’imprimer des pesos, ce qui aggrave la dévaluation de la monnaie et entraîner une inflation supplémentaire.
En août 2022, le ministre de l’économie Serge Massa a donc appelé à réduire de la dépense publique et recourir à l’emprunt pour mettre fin à la solution de « la planche à billets ».
La dette reste elle aussi un boulet accroché à la cheville de l’Argentine. En 2018, le FMI a concédé un prêt de 40 milliards d’euros, auquel s’ajoutent 44 milliards empruntés début 2022. D’après les déclarations de l’agence Moody’s, cette dette constitue désormais « un risque systémique ». L’agence de notation craint que le gouvernement ne restreigne les dépôts en pesos et gèle les comptes épargnes pour « limiter les pressions sur le taux de change ».
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Dépenser pour épargner : le paradoxe argentin
En chaque Argentin sommeille un économiste, habitué dès le plus jeune âge à trouver une stratégie face aux fluctuations économiques. Avec le peso, dont le cours ne cesse de varier, le contrat de confiance entre les citoyens et la banque centrale n’est pas rempli. Et la méfiance accroît la crise.
En janvier 2022, 103 pesos équivalaient à 1 dollar. Onze mois plus tard, 1 dollar vaut 163 pesos. Depuis 2001, le taux de change s’est effondré de plus de 90%. Les Argentins préfèrent donc le dollar. Le moindre billet vert est précieusement rangé sous le matelas ou dans des box sécurisés. Les achats de maison, de voitures ou d’équipements électroniques se font en dollars. Au total, l’équivalent de 230 milliards de dollars est détenu dans le pays, d’après la banque centrale.
Pour limiter le recours à la monnaie étatsunienne, le gouvernement restreint les retraits à 200 dollars par mois. Mais les Argentins contournent la règle grâce au marché informel. Le plus répandu des sept taux de change, le « taux blue », vaut le double du taux officiel ce qui participe à la dévaluation de la monnaie. Quand ce taux grimpe, les prix suivent.
Autre conséquence de l’instabilité monétaire, les pesos brûlent les doigts des Argentins. Les travailleurs dont les salaires suivent l’inflation, grâce à des négociations sectorielles, cherchent à se débarrasser de leurs pesos. Garder sur son compte une monnaie dont le cours s’effondre n’a pas d’intérêt.
Les habitants préfèrent donc dépenser la monnaie locale dans des loisirs ou des produits utiles à long terme : vêtements, boîtes de conserve, shampoing, véhicule. C’est une manière d’investir. La consommation privée était ainsi en hausse de 9,3% au premier trimestre 2022 d’après l’institut national de statistique d’Argentine.
De plus en plus de travailleurs pauvres
Mais il y a deux Argentine. Pour les 40% d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté, difficile de surmonter la crise. Beaucoup sont employés de manière informelle et ne bénéficient d’aucune garantie de hausse de salaire. La pauvreté structurelle, estimée à 20% en Argentine, fait partie des problèmes hérités de la crise de 2001.
Malgré un système d’allocations sociales mis en place à cette époque, les travailleurs pauvres sont de plus en plus nombreux. Certains sont contraints depuis quelques mois de revenir au troc, comme en 2001, pour se procurer du lait infantile, des couches ou des vêtements.
Nommé durant l’été 2022, le ministre de l’économie Sergio Massa avait affirmé vouloir redresser le pays en présentant un plan d’austérité et une relance des exports de produits agricoles. Le défi est immense pour le gouvernement péroniste, dont l’action sera jugée par les Argentins en 2023, lors des élections présidentielles.
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