[Cet article a été réalisé dans le cadre d'un partenariat avec l'Institut des hautes études pour la science et la technologie.]
« On ne verrait jamais ça en France ! » chuchote Emmanuel Gardinetti, alors qu’il photographie discrètement la scène qui se déroule sur l’estrade du Musée des travailleurs de Copenhague : le représentant des organisations patronales danoises tient le micro dans lequel parle le représentant des syndicats de travailleurs.
Les visiteurs, des Français en formation au sein de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST) sont scotchés. « Nos auditeurs sont des cadres dirigeants du public et du privé qui doivent prendre des décisions sur des questions complexes (transition numérique, écologique…) », explique Geneviève Rouyer, directrice pédagogique au sein de l’institut, « pour les aider, il était logique de venir observer la fameuse culture du consensus à la danoise ».
Les deux protagonistes, debout sur l’estrade, se connaissent encore mieux depuis la pandémie. « Quelques jours après le début du confinement et du verrouillage d’une partie de l’économie, le premier accord tripartite sur la compensation salariale temporaire pour les salariés en congé était conclu […] », rappelle l’économiste Christèle Meilland, experte du marché du travail danois.
« La rapidité de la signature et son acceptation par toutes les parties prenantes ont envoyé au pays un signal fort de confiance. » Vingt autres accords signés par les partenaires sociaux suivront entre 2020 et 2021 : aides pour les stagiaires et les apprentis, contrat de travail exceptionnel de court terme, accord pour soulager les parents face à la fermeture des écoles.
« L’exceptionnalité danoise provient de sa capacité à réagir très rapidement, de l’ampleur des montants investis (par rapport aux autres pays nordiques) et du consensus politique, syndical, patronal et sociétal », conclut l’économiste de l’IRES.
Culture protestante
Une exception pas très étonnante : au Danemark, le cadre des négociations sociales a été fixé il y a plus d’un siècle, en 1899, par l’Accord de septembre (Septemberforliget), véritable Constitution du marché du travail.Son principe directeur est clair : ce sont les partenaires sociaux entre eux, plutôt que le gouvernement, qui arbitrent les grandes questions d’organisation, de durée du travail ou de rémunération.
Par exemple, il n’existe pas de salaire minimum légal. Il est fixé par des accords de branche ou d’entreprise. Mais l’obligation – même centenaire – du dialogue social, ne garantit pas sa qualité.
À lire aussi > Revalorisation des salaires : tout comprendre aux branches professionnelles
Certes, il est plus facile de mettre d’accord 2,9 millions de travailleurs (au Danemark) que 29 millions (en France).
« C’est un tout petit pays [5,8 millions d’habitants, NDLR], qui s’est par ailleurs fermé à l’immigration depuis une vingtaine d’années », confirme Nathalie Blanc-Noël, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Bordeaux.
À lire aussi > Danemark : un salaire étudiant, « utile pendant la crise sanitaire » pour éviter la précarité
« On parle parfois de “démocratie téléphonée” : les gens se connaissent, peuvent plus facilement se parler. Et puis cette vraie culture du consensus est leur traduction du concept de démocratie. Sans oublier la culture protestante très prégnante : on ne juge pas le voisin, on n’a pas le droit de se sentir supérieur à l’autre », explique cette experte des pays scandinaves.
Cette culture du consensus est inculquée dès le plus jeune âge. Caroline Blanc a été expatriée au Danemark pendant 20 ans, elle y a élevé ses enfants et se souvient après été surprise par la gestion des conflits entre les enfants, dès la maternelle.
« D’abord, il y avait cinq adultes pour 20 enfants. Dès qu’un conflit survenait, l’un d’entre eux s’approchait et demandait aux enfants d’expliquer la situation, se souvient la mère de famille. Ensuite, l’adulte pointait leur désaccord, sans forcément chercher à résoudre le conflit, avant de leur demander : “Et maintenant, à quoi allez-vous jouer, ensemble ?” ».
Nommer les différences
Claire Schiff est économiste à l’Université de Bordeaux, elle a mis en lumière les nuances entre l’école danoise et l’école française, vis-à-vis des différences entre élèves, notamment quand certains proviennent de minorités ethno-raciales.
« Les enseignants danois nomment la différence et sa conséquence tangible : le bilinguisme, perçu à la fois comme une valeur ajoutée et comme une source potentielle de difficultés scolaires. » Pour y répondre, des enseignants étrangers et bilingues sont recrutés pour aider ces élèves à s’adapter.
À l’inverse, les professeurs français affichent une gêne manifeste, évitent de désigner ces élèves comme issus des minorités ou utilisent des formulations embarrassées.
À lire aussi > Pour être équitable, l’école doit-elle être gratuite ?
Et « si, pour faciliter la communication, un enseignant non français mobilise ses connaissances culturelles ou linguistiques, analyse Claire Schiff, il est perçu comme sortant des limites de leur rôle », celui d’incarner l’universalisme républicain.
Alors qu’au Danemark l’enseignant remplit une fonction pastorale d’accompagnateur, c’est un médiateur entre les valeurs de la famille et les principes de la nation. L’école primaire et élémentaire danoise n’a pas vocation à sélectionner les élèves, elle fabrique avant tout des citoyen(ne)s, elle prépare « les élèves à participer à la vie sociale, à prendre des décisions concertées ».
Cette éducation est bien visible sur l’estrade du Musée des travailleurs de Copenhague, jusqu’au langage corporel plein de cordialité entre représentants des travailleurs et du patronat.
« C’est un pays où l’on n’a pas l’habitude de s’invectiver, conclut Nathalie Blanc-Noël. J’ai l’impression qu’en France, à l’inverse, les institutions et les lois sociales entretiennent la possibilité du conflit. Les syndicats ont un rôle de contre-pouvoir et entendent bien le jouer. »
Magazine complet à lire ici.