« Mon départ pour la Suisse, c’est un peu un hasard. » Originaire de Moselle, cela fait sept ans que Daniel Muller est installé à Neuchâtel. Le trentenaire, ingénieur d’application dans une entreprise de moteurs miniatures, est arrivé en terre helvétique via un cabinet de recrutement. Aujourd’hui, en plus d’un cadre de vie très agréable, il estime avoir un pouvoir d’achat supérieur à ce qu’il aurait en France pour un job similaire.
Les chiffres confirment le ressenti du jeune homme : la Suisse tient la deuxième place (derrière le Liechtenstein) au classement européen des pouvoirs d’achat, tandis que l’Hexagone arrive au quinzième rang, sur les 42 pays observés1. Un Suisse dispose en moyenne de 40 739 euros par an, contre 20 662 euros pour un Français.
De la chimie à l'horlogerie : des activités à forte valeur ajoutée
Pour expliquer ces revenus disponibles, le facteur « travail » joue un rôle important. Les cotisations sociales étant basses en Suisse, « les salaires nets sont plus élevés. Ils reflètent aussi la productivité du travail dans le pays, où ce sont surtout des activités à haute valeur ajoutée qui créent des emplois », souligne Giovanni Ferro-Luzzi, le directeur de l’Institut de recherche appliquée en économie et gestion (Ireg) de Genève.
L’expert cite notamment la chimie, la pharmacie, les machines-outils, l’électronique de précision ou encore l’horlogerie. « Depuis la France, on a l’impression qu’en Suisse, il n’y a que les banques, mais l’industrie y est extrêmement forte dans de nombreux domaines. Elle représente 25 % de l’économie [contre entre 13 % en France2, NDLR] », complète Jean-Jacques Friboulet, professeur d’économie émérite à l’université de Fribourg.
En Chiffres
40 739
Soit en euros, ce dont dispose en moyenne un Suisse par an.
Source : étude européenne Purchasing Power Europe 2021 réalisée par GfK.
Non à la sixième semaine de congés payés
Cette force, complète le Franco-Suisse, est due à un système de formation adapté, fondé sur un apprentissage développé qui permet une main-d’œuvre qualifiée. « On donne vraiment la priorité au travail. C’est la mentalité protestante. Historiquement, la région alémanique est majoritaire en Suisse », poursuit l’économiste. « En Suisse, le taux de chômage a toujours été bas [autour des 3 % en 20213, NDLR]. Ici, le temps de travail est en moyenne de 42 heures. La retraite se prend à 65 ans. Les Suisses ont même voté contre une sixième semaine de congés payés ! Le travail est vu comme la condition à la prospérité. »
Mais pour comprendre le haut pouvoir d’achat helvétique, il faut aussi regarder du côté de la monnaie. Véritable bouclier sur lequel la banque centrale nationale (BNS) veille pour contrôler l’inflation, le franc suisse permet à la fois aux consommateurs d’en bénéficier au-delà des frontières.
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Il amortit également le prix des biens importés : « La force du franc suisse contribue à la faiblesse du prix de vente des produits sur le marché domestique et préserve une partie du pouvoir d’achat des ménages, qui pourra être épargnée ou dépensée pour augmenter leur niveau de vie », détaille Sergio Rossi, professeur de macroéconomie et de politique monétaire à l’Université de Fribourg. « Qui plus est, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est plus faible en Suisse et frappe donc moins les dépenses de consommation. »
La force du franc suisse contribue à la faiblesse du prix de vente des produits sur le marché domestique et préserve une partie du pouvoir d’achat des ménages.
Sergio Rossi,professeur de macroéconomie et de politique monétaire à l’Université de Fribourg.
Les inégalités contenues
De même pour les impôts, beaucoup moins importants qu’en France puisque l’État suisse, fédéral et libéral, intervient très peu. Il laisse le pouvoir aux cantons et aux communes, qui prélèvent des impôts, plus ou moins élevés en fonction du revenu des contribuables locaux.
« Avec tout ça, les Français pourraient se dire que la Suisse est un pays de riches et que les inégalités de revenus explosent », s’amuse l’économiste Jean-Jacques Friboulet. « Eh bien non ! » Si l’on regarde le coefficient de Gini, les écarts de revenus ne sont pas plus importants que dans les pays voisins : en 2018, il était de 0,301 pour la France et de 0,311 pour la Suisse4.
« Cela s’explique par de forts droits démocratiques : les Suisses ont le droit d’initiative et de référendum qu’ils utilisent si une loi ne plaît pas. Des mesures excessives en matière fiscale, qui avantageraient les personnes fortunées, se feraient retoquer par le peuple. Ce sont donc les Suisses qui votent l’impôt et qui décident de la redistribution. »
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Coefficient de Gini
Écart entre la répartition que l’on observe et une répartition qui serait parfaitement égalitaire. Ce coefficient va de 0 pour l’égalité parfaite à 1, pour l’inégalité parfaite (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien).
Des frais de santé exorbitants
Et puis, un point fondamental permet de relativiser le pouvoir d’achat des ménages helvétiques, s’accordent à dire les spécialistes : la Suisse est le pays le plus cher d’Europe. Le niveau de prix y est supérieur de près de 60 % à la moyenne européenne, souligne l’Office fédéral de la statistique. Une personne qui débourse 171 francs pour de l’alimentation, un abonnement Internet ou des frais de santé, ne dépenserait « que » 100 euros pour la même chose dans l’UE. « De nombreuses personnes qui s’installent en Suisse ne se rendent pas compte de ces coûts. Ce n’est pas l’Eldorado », prévient Jean-Marie Grether, professeur d’économie à l’université de Neuchâtel.
« La viande coûte 2,5 fois plus cher en Suisse qu’en moyenne en Europe par exemple. En cause ? Les droits d’importation. », explique Hans Markus Herren de l’Office fédéral de la statistique suisse. « Les services hospitaliers ? Ils sont trois fois plus coûteux que dans l’Union européenne. »
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Car si les charges sociales sont moindres sur les salaires helvétiques, c’est que les Suisses doivent payer eux-mêmes une assurance maladie (aux alentours de 300 francs par mois pour la formule de base). « Ce n’est pas du tout un État providence. S’il vous arrive une tuile, vous êtes priés de vous débrouiller, c’est votre responsabilité individuelle », résume encore Jean-Jacques Friboulet.
Source : EUROSTAT et Office fédéral de la statistique suisse
« Rien que pour la santé et le logement, nos dépenses dépassent allègrement les 2 000 francs par mois, pour ma femme et moi », confirme Daniel Muller. Les loyers sont en effet bien plus élevés en Suisse qu’en France (environ deux fois plus par rapport à la moyenne européenne).
En 2021, Zurich arrivait au quatrième rang des villes les plus chères au monde et Genève à la 7ème place5. Cela explique pourquoi 70 % des Suisses sont locataires et non propriétaires. Ce n’est pas pour rien que l’on surnomme le pays « îlot de la cherté ».
1 étude européenne Purchasing Power Europe 2021 réalisée par GfK
2 Insee – Valeur ajoutée des branches – séries longues 1949-2019 – Juin 2020
3 Office fédéral de la statistique suisse
4 OCDE (2022), Inégalité de revenu (indicateur)
5« Worldwide cost of living 2021, EIU Report », Economist intelligence, The Economist
Avantage pour les frontaliers
« Pour les frontaliers, c’est jackpot ! » s’exclame Jean-Jacques Friboulet, professeur d’économie émérite de l’Université de Fribourg. « Ils bénéficient des salaires suisses et profitent des prix français. » D’après l’Insee, plus de 115 000 habitants en Auvergne-Rhône Alpes passeraient la frontière chaque jour pour travailler en Suisse. Un chiffre qui a plus que doublé entre 1999 et 2016.
Cela n’est pas sans conséquence sur les logements. Autour de Genève, le marché immobilier est en plein boom. Côté français, on atteint facilement les 2 000-2 500 euros le mètre carré. « Cela est notamment poussé par les multinationales et les organisations internationales qui cherchent des appartements pour leurs collaborateurs », explique Jean-Marie Grether, enseignant et vice-recteur de l’université de Neuchâtel.
« Elles sont prêtes à payer des loyers qui vont du simple ou triple. Et ça ne fait pas l’affaire des Français. » Rien que dans les communes de Saint-Julien-en-Genevois et d’Annemasse, le prix du mètre carré a grimpé de 25 % en 10 ans. Résultat : les frontaliers qui n’ont plus les moyens de suivre s’éloignent de plus en plus.